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— Vous me surestimez, monsieur Corelli.

— Au contraire.

Il y eut un bref silence, sans autre accompagnement que ce regard sans fond. Je songeai que je le préférais quand il s'embarquait dans sa conversation habituelle. Lorsqu'il arrêtait de parler, l'air s'épaississait autour de lui.

— Vous logez ici ? m'enquis-je pour briser le silence.

— Non, j'ai toujours la maison près du parc Güell. J'avais donné un rendez-vous ici cet après-midi à un ami, mais apparemment il est en retard. L'absence de ponctualité de certaines personnes est déplorable.

— Pourtant, peu d'individus se risqueraient à vous poser un lapin, monsieur Corelli.

Le patron planta ses yeux dans les miens.

— Pas beaucoup, en effet. Le seul dont je me souvienne, c'est vous.

Le patron prit un carré de sucre et le laissa tomber dans sa tasse, suivi d'un deuxième, puis d'un troisième. Il goûta le café et en ajouta un quatrième. Après quoi il en prit un cinquième et le glissa entre ses lèvres.

— J'adore le sucre, commenta-t-il.

— C'est ce que je constate.

— Vous ne me parlez pas de notre projet, mon cher Martín. Il y a un problème ?

Je tâchai de faire bonne figure.

— J'ai presque terminé.

Le visage du patron s'éclaira d'un sourire que je préférai ignorer.

— Voilà une grande nouvelle ! Quand pourrai-je le recevoir ?

— Dans une quinzaine de jours. Je dois encore le réviser. Davantage pour une question de construction et de fignolage.

— Pouvons-nous fixer une date ?

— Si vous voulez…

— Que diriez-vous du vendredi 23 de ce mois ? Accepteriez-vous une invitation à dîner pour fêter le succès de notre entreprise ?

Le 23 janvier était exactement dans quinze jours. J'acceptai.

— C'est entendu, donc.

Il leva sa tasse de café débordante de sucre comme s'il portait un toast et la vida d'un trait.

— Et vous ? demanda-t-il d'un air détaché. Qu'est-ce qui vous amène ici ?

— Je cherchais quelqu'un.

— Quelqu'un que je connais ?

— Non.

— Et vous l'avez trouvé ?

— Non.

Le patron acquiesça lentement en prenant toute la mesure de mon mutisme.

— J'ai l'impression que je vous retiens contre votre gré, cher ami.

— Je suis un peu fatigué, c'est tout.

— Dans ce cas, je ne veux pas vous voler davantage de votre temps. J'oublie parfois que, si j'apprécie votre société, la mienne, en revanche, ne vous agrée peut-être pas.

Je souris docilement et en profitai pour me lever. Je vis mon reflet dans ses prunelles, un pantin pâle au fond d'un puits obscur.

— Prenez soin de vous, Martín. S'il vous plaît.

— Je le ferai.

Je le quittai sur un geste d'assentiment et me dirigeai vers la sortie. Pendant que je m'éloignais, je l'entendis porter un nouveau morceau de sucre à sa bouche et le faire craquer sous ses dents.

En passant sur la Rambla je remarquai que le parvis du Liceo était illuminé et qu'une longue file de voitures gardées par un petit régiment de chauffeurs en livrée stationnait le long du trottoir. Les affiches annonçaient Cosi fan tutte et je me demandai si Vidal avait eu assez d'énergie pour quitter son château et aller à ce rendez-vous. Je scrutai le chœur des chauffeurs qui s'était formé au milieu de la rue et ne tardai pas à reconnaître Pep parmi eux. Je lui fis signe de me rejoindre.

— Qu'est-ce que vous faites là, monsieur Martín ?

— Je cherche…

— Si vous cherchez Monsieur, il est à l'intérieur, où il assiste au spectacle.

— Je ne cherche pas don Pedro, mais Cristina. Mme Vidal. Où est-elle ?

Le pauvre Pep manqua s'étrangler.

— Je ne sais pas. Personne ne le sait.

Il m'expliqua que, depuis des semaines, Vidai essayait de la retrouver et que son père, le patriarche du clan, soudoyait même plusieurs fonctionnaires de la police a cet effet.

— Au début, Monsieur pensait qu'elle était avec vous…

— Elle n'a pas appelé, ou envoyé une lettre, un télégramme… ?

— Non, monsieur Martín. Je vous le jure. Nous sommes tous très inquiets. Quant à Monsieur… depuis que je le connais, je ne l'ai jamais vu dans cet état. C'est aujourd'hui la première fois qu'il sort depuis que Madame est partie…

— Est-ce que tu te rappelles si Cristina a dit quelque chose, n'importe quoi, avant de quitter la villa Helius ?

— Eh bien…, dit Pep en réduisant sa voix à un chuchotement. On l'entendait discuter avec Monsieur. Je la voyais triste. Elle passait beaucoup de temps seule. Elle écrivait des lettres et les expédiait depuis le bureau de poste du Paseo de la Reina Elisenda.

— Lui as-tu parlé quelquefois quand elle était seule ?

— Un jour, peu avant son départ, Monsieur m'a demandé de la conduire en voiture chez le médecin.

— Elle était malade ?

— Elle ne pouvait pas dormir. Le docteur lui a prescrit des gouttes de laudanum.

— Elle t'a parlé pendant le trajet ?

Pep haussa les épaules.

— Elle m'a posé des questions sur vous : si j'avais de vos nouvelles ou si je vous avais vu.

— Rien d'autre ?

— Elle était très triste. Elle s'est mise à pleurer, et quand je lui ai demandé ce qu'elle avait, elle m'a répondu que son père, M. Manuel, lui manquait beaucoup…

Soudain, je compris, et je me maudis pour ne pas y avoir pensé plus tôt. Pep me regarda avec étonnement et me demanda pourquoi je souriais.

— Vous savez où elle est ?

— Je crois que oui, murmurai-je.

Il me sembla à ce moment entendre une voix de l'autre côté de la rue et apercevoir une silhouette familière se dessiner à l'entrée du Liceo. Vidal n'avait pas réussi à dépasser le premier acte. Pep se retourna une seconde pour répondre à l'appel de son maître, et avant qu'il ait eu le temps de me souffler de me cacher, je m'étais déjà perdu dans la nuit.

6.

Même de loin, leur présence n'annonçait rien de bon. La braise d'une cigarette dans le bleu de la nuit, des silhouettes adossées contre le noir des murs, et des volutes de vapeur marquant la respiration de trois formes humaines montant la garde devant la maison de la tour. L'inspecteur Grandes accompagné de ses deux chiens courants, Marcos et Castelo, en comité d'accueil. Pas difficile d'imaginer qu'ils avaient déjà retrouvé le corps d'Alicia Marlasca dans le fond de la piscine de sa maison de Sarrià et que ma cote sur la liste noire avait monté de plusieurs points. Dès que je les aperçus, je me fondis dans l'ombre de la rue. Je les observai quelques instants en m'assurant qu'ils ne m'avaient pas repéré, à une cinquantaine de mètres à peine. Je distinguai le profil de Grandes à la lueur du lampadaire accolé à la façade. Je reculai lentement pour me réfugier dans l'obscurité et enfilai la première ruelle pour me perdre dans le lacis inextricable de passages et d'arcades de la Ribera.

Dix minutes plus tard, j'arrivai aux portes de la gare de France. Les guichets étaient fermés, mais plusieurs trains étaient encore à quai sous la grande voûte de verre et d'acier. Je consultai les horaires et constatai que, comme je l'avais craint, il n'y avait pas de départs avant le lendemain. Je ne pouvais prendre le risque de retourner chez moi et de me heurter à Grandes & Cie. À coup sûr, cette fois, la visite du commissaire se terminerait par une pension complète, et même les bons offices de Me Valera ne parviendraient pas à m'en faire sortir aussi facilement que la fois précédente.

Je décidai de passer la nuit dans un hôtel bon marché face à l'édifice de la Bourse, place Palacio, où, prétendait la légende, végétaient quelques cadavres vivants, d'anciens spéculateurs ruinés par leur cupidité et leur méconnaissance de l'arithmétique. Je choisis ce havre en supposant que même la Parque n'irait pas m'y chercher. Je m'inscrivis sous le nom d'Antonio Miranda et payai d'avance. Un individu ressemblant à un mollusque incrusté dans ce qui servait à la fois de réception, de placard à serviettes et de boutique de souvenirs me tendit la clef, une rondelle de savon de la marque Cid Campeador qui me parut avoir déjà servi et empestait l'eau de Javel, et m'informa que si j'avais envie d'une compagnie féminine, il pouvait m'envoyer une soubrette surnommée la Bigleuse dès qu'elle reviendrait d'une consultation à domicile.