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Anatole France

Le Livre De Mon Ami

Le docteur Nozière ayant élu» domicile sur le quai Malaquais, le petit Pierre – son fils – a eu la chance merveilleuse de vivre ses premières années entre la Seine et l'Institut, avec leur peuple de bouquinistes et de savants, dans une de ces maisons de pierre où les appartements vastes et hauts de plafond pouvaient receler des collections d'ethnologie dignes du Muséum et donnaient sur des cours pleines du fracas des chevaux et des jurons de; palefreniers.

On n'y entend plus que des pétarades de moteur et une plaque rappelle, sur le quai rebaptisé, qu'Anatole France a vécu là. En effet, Le Livre de mon ami est un recueil de souvenirs d'enfance, vrais ou rêvés, un des plus délicieux jamais composés sur ce temps où l'enfant découvre peu à peu le monde qui l'entoure.

LE LIVRE DE PIERRE

Dédicace

31 décembre 188…

Nel mezzo del cammin di nostra vita…

Au milieu du chemin de la vie…

Ce vers, par lequel Dante commence la première cantate de La Divine Comédie, me vient à la pensée, ce soir, pour la centième fois peut-être. Mais c'est la première fois qu'il me touche.

Avec quel intérêt je le repasse en esprit, et comme je le trouve sérieux et plein! C'est qu'à ce coup j'en puis faire l'application à moi-même. Je suis, à mon tour, au point où fut Dante quand le vieux soleil marqua la première année du XIVe siècle. Je suis au milieu du chemin de la vie, à supposer ce chemin égal pour tous et menant à la vieillesse.

Mon Dieu! je savais, il y a vingt ans, qu'il faudrait en arriver là: je le savais, mais je ne le sentais pas. Je me souciais alors du milieu du chemin de la vie comme de la route de Chicago. Maintenant que j'ai gravi la côte, je retourne la tête pour embrasser d'un regard tout l'espace que j'ai traversé si vite, et le vers du poète florentin me remplit d'une telle rêverie, que je passerais volontiers la nuit devant mon feu à soulever des fantômes. Les morts sont si légers, hélas!

Il est doux de se souvenir. Le silence de la nuit y invite.

Son calme apprivoise les revenants, qui sont timides et fuyants par nature et veulent l'ombre avec la solitude pour venir parler à l'oreille de leurs amis vivants. Les rideaux des fenêtres sont tirés, les portières pendent à plis lourds sur le tapis. Seule une porte est entrouverte, là, du côté où mes yeux se tournent par instinct. Il en sort une lueur d'opale; il en vient des souffles égaux et doux, dans lesquels je ne saurais distinguer moi-même celui de la mère de ceux des enfants.

Dormez, chéris, dormez!

Nel mezzo del cammin di nostra vita…

Au coin du feu qui meurt, je rêve et je me figure que cette maison de famille, avec la chambre où luit en tremblant la veilleuse et d'où s'exhalent ces souffles purs, est une auberge isolée sur cette grand-route dont j'ai déjà suivi la moitié.

Dormez, chéris; nous repartirons demain!

Demain! Il fut un temps où ce mot contenait pour moi la plus belle des magies. En le prononçant, je voyais des figures inconnues et charmantes me faire signe du doigt et murmurer: «Viens!» J'aimais tant la vie, alors! J'avais en elle la belle confiance d'un amoureux, et je ne pensais pas qu'elle pût me devenir sévère, elle qui pourtant est sans pitié.

Je ne l'accuse pas. Elle ne m'a pas fait les blessures qu'elle a faites à tant d'autres. Elle m'a même quelquefois caressé par hasard, la grande indifférente! En retour de ce qu'elle m'a pris ou refusé, elle m'a donné des trésors auprès desquels tout ce que je désirais n'était que cendre et fumée. Malgré tout, j'ai perdu l'espérance, et maintenant je ne puis entendre dire: «À demain!» sans éprouver un sentiment d'inquiétude et de tristesse.

Non! je n'ai plus confiance en mon ancienne amie la vie.

Mais je l'aime encore. Tant que je verrai son divin rayon briller sur trois fronts blancs, sur trois fronts aimés, je dirai qu'elle est belle et je la bénirai.

Il y a des heures où tout me surprend, des heures où les choses les plus simples me donnent le frisson du mystère.

Ainsi, il me paraît, en ce moment, que la mémoire est une faculté merveilleuse et que le don de faire apparaître le passé est aussi étonnant et bien meilleur que le don de voir l'avenir.

C'est un bienfait que le souvenir. La nuit est calme, j'ai rassemblé les tisons dans la cheminée et ranimé le feu.

Dormez, chéris, dormez!

J'écris mes souvenirs d'enfance et c'est

POUR VOUS TROIS

PREMIÈRES CONQUÊTES

I LES MONSTRES

Les personnes qui m'ont dit ne rien se rappeler des premières années de leur enfance m'ont beaucoup surpris.

Pour moi, j'ai gardé de vifs souvenirs du temps où j'étais un très petit enfant. Ce sont, il est vrai, des images isolées, mais qui, par cela même, ne se détachent qu'avec plus d'éclat sur un fond obscur et mystérieux. Bien que je sois encore assez éloigné de la vieillesse, ces souvenirs, que j'aime, me semblent venir d'un passé infiniment profond.

Je me figure qu'alors le monde était dans sa magnifique nouveauté et tout revêtu de fraîches couleurs. Si j'étais un sauvage, je croirais le monde aussi jeune ou, si vous voulez, aussi vieux que moi. Mais j'ai le malheur de n'être point un sauvage. J'ai lu beaucoup de livres sur l'antiquité de la terre et l'origine des espèces, et je mesure avec mélancolie la courte durée des individus à la longue durée des races. Je sais donc qu'il n'y a pas très longtemps que j'avais mon lit à galerie dans une grande chambre d'un vieil hôtel fort déchu, qui a été démoli depuis pour faire place aux bâtiments neufs de l'École des beaux-arts. C'est là qu'habitait mon père, modeste médecin et grand collectionneur de curiosités naturelles. Qui est-ce qui dit que les enfants n'ont pas de mémoire? Je la vois encore, cette chambre, avec son papier vert à ramages et une jolie gravure en couleurs qui représentait, comme je l'ai su depuis, Virginie traversant dans les bras de Paul le gué de la rivière Noire.

Il m'arriva dans cette chambre des aventures extraordinaires.

J'y avais, comme j'ai dit, un petit lit à galerie qui restait tout le jour dans un coin et que ma mère plaçait, chaque nuit, au milieu de la chambre, sans doute pour le rapprocher du sien, dont les rideaux immenses me remplissaient de crainte et d'admiration. C'était toute une affaire de me coucher. Il y fallait des supplications, des larmes, des embrassements. Et ce n'était pas tout: je m'échappais en chemise et je sautais comme un lapin. Ma mère me rattrapait sous un meuble pour me mettre au lit. C'était très gai.

Mais à peine étais-je couché, que des personnages tout à fait étrangers à ma famille se mettaient à défiler autour de moi. Ils avaient des nez en bec de cigogne, des moustaches hérissées, des ventres pointus et des jambes comme des pattes de coq. Ils se montraient de profil, avec un œil rond au milieu de la joue, et défilaient, portant balais, broches, guitares, seringues et quelques instruments inconnus. Laids comme ils étaient, ils n'auraient pas dû se montrer; mais je dois leur rendre une justice: ils se coulaient sans bruit le long du mur, et aucun d'eux, pas même le plus petit et le dernier, qui avait un soufflet au derrière, ne fit jamais un pas vers mon lit. Une force les retenait visiblement aux murs le long desquels ils glissaient sans présenter une épaisseur appréciable. Cela me rassurait un peu; d'ailleurs, je veillais. Ce n'est pas en pareille compagnie, vous pensez bien, qu'on ferme l'œil.