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Au bout de sept heures interminables, une autre brume se leva sur l'horizon et, peu à peu, on distingua Calais. Occupé à carguer les voiles, Wulf dit un rapide adieu à Rob qui conduisit Cheval et la charrette sur la terre ferme. Elle lui parut mouvante comme la mer. Il était peu probable que cette bizarrerie fût propre au sol français, et en effet, après quelques pas, le voyageur retrouva son aplomb. Mais où aller et que faire ? Les gens autour de lui parlaient une langue incompréhensible. Alors il s'arrêta et, debout sur la charrette, frappa dans ses mains.

« Je veux embaucher quelqu'un qui parle ma langue ! » cria-t-il.

Un vieil homme s'approcha : visage usé, jambes aigres, silhouette squelettique – une médiocre recrue pour les travaux de force.

« Allons discuter devant une boisson remontante, dit-il en observant la pâleur de Rob. L'alcool de pommes fait merveille pour vous remettre l'estomac. »

Ils s'arrêtèrent à la première taverne et s'assirent dehors devant une table en bois de pin.

« Je m'appelle Charbonneau, dit le Français dans le vacarme des quais. Louis Charbonneau.

– Rob J. Cole. »

Quand on apporta l'alcool, ils trinquèrent et Rob sentit revivre.

« Je crois que j'ai faim », dit-il émerveillé.

Charbonneau ravi donna un ordre à la servante qui apporta un pain croustillant, un plat de petites olives vertes et un fromage de chèvre que le Barbier lui-même aurait trouvé savoureux.

« Vous voyez que j'ai besoin d'aide, je ne sais même pas commander un repas.

– J'ai été marin toute ma vie, dit Charbonneau quand mon premier bateau a fait relâche à Londres, j'étais encore enfant et je me rappelle quelle nostalgie j'avais de ma langue natale.

– Moi, je suis barbier-chirurgien et je vais en Perse acheter des médicaments rares et des herbes médicinales. »

C'est ce qu'il avait décidé de dire, le vrai but de voyage risquant de le rendre suspect aux gens d’église.

« Une longue route », dit Charbonneau en haussant les sourcils.

Il posa une olive sur la table chaude de soleil :

« Voilà la France... et les cinq duchés de Germanie gouvernés par les Saxons, dit-il en prenant une seconde olive. Et la Bohême où vivent les Slaves et les Tchèques. Ensuite, la terre des Magyars, un pays chrétien mais plein de cavaliers barbares. Puis les Balkans : montagnes redoutables et redoutables habitants. La Thrace, dont je sais seulement qu'elle marque l'extrême limite de l'Europe, et qu'il s'y trouve Constantinople. Enfin, la Perse, où vous voulez vous rendre. Ma ville natale est à la frontière de la France et des pays germains, dont je parle les langues depuis mon enfance. Si vous m'engagez, je vous accompagnerai jusque-là, dit-il en mangeant les deux premières olives. Mais je devrai vous quitter pour être de retour à Metz, l'hiver prochain.

– D'accord », répondit Rob avec soulagement, Puis il croqua solennellement les cinq dernières olives, l'une après l'autre, suivant son itinéraire de l'un à l'autre des cinq pays qui restaient.

23. ÉTRANGER EN PAYS ÉTRANGE

 

LA France était moins verdoyante que l'Angleterre ais plus ensoleillée, le ciel semblait plus haut, un bleu plus profond. Beaucoup de forêts, des fermes coquettes, parfois des châteaux de pierre ou de grands manoirs en bois. Du bétail paissait dans les prés et les paysans semaient du blé. Voyant des bâtiments sans toit, Rob s'en étonna.

« Il pleut moins ici que chez vous : on peut mettre le blé dans des granges à l'air libre. »

Charbonneau avait un grand cheval placide d'un gris clair presque blanc ; chaque soir il le bouchonnait et polissait ses armes. C'était un bon compagnon. Tous les vergers étaient en fleurs ; Rob s'arrêtait dans les fermes et, à défaut d'hydromel, il achetait de l'eau-de-vie de pomme. Le Spécifique en fut que meilleur.

Les meilleures routes, ici comme ailleurs, avaient été construites par les Romains pour leurs troupes : rectilignes, elles communiquaient entre elles. « Un réseau qui couvre le monde, disait Charbonneau avec admiration. De partout, il vous mène à Rome. » Rob quitta pourtant la route romaine à la hauteur du village de Caudry.

« Ces pistes forestières sont dangereuses, dit son compagnon.

– Elles seules me mènent aux petits villages où je travaille. Je souffle dans ma corne, comme je l'ai toujours fait. »

A Caudry, les toits pointus étaient couverts de chaume ou de branchages ; les femmes cuisinaient dehors et presque toutes les maisons avaient une table et des bancs près du feu, sous un abri posé sur quatre troncs de jeunes arbres. C'était bien différent d'un village anglais, mais Rob ne changea rien à ses habitudes. Il tendit le tambour à Charbonneau, qui s'amusa beaucoup de voir Cheval caracoler en mesure.

« Aujourd'hui, grand spectacle ! »

Le compère traduisait immédiatement tout ce que disait Rob, et les spectateurs riaient des mêmes histoires mais à des moments différents, sans doute à cause du léger décalage d'une langue à l'autre. Charbonneau, médusé devant l'habileté du jongleur, communiqua son enthousiasme au public, qui applaudit. Ils vendirent beaucoup de Spécifique. Aux étapes suivantes, le Français apprit lui-même les anecdotes et les chansons gaillardes. Avec les portraits et les soins, Rob remplissait sa bourse, sachant que l'argent est une sauvegarde à l'étranger.

Un soir, près du feu, ils parlèrent du Barbier.

« Tu as eu de la chance, dit Charbonneau. Moi, à douze ans, j'ai perdu mon père et, avec mon frère Etienne, nous avons été pris par des pirates. Pour sauver ma vie, j'ai dû naviguer avec eux pendant cinq terribles années.

– Et ton frère ?

– Plus tard, il a pu s'enfuir et retourner au pays, à Strasbourg, où il est devenu un excellent boulanger. »

Juin fut chaud et sec. Après avoir traversé le nord et l'est de la France, ils arrivèrent non loin de la frontière germanique.

« Nous approchons de Strasbourg, dit Charbonneau un matin.

– Allons-y, tu verras ta famille.

– Nous perdons deux jours de voyage », objecta le Français, scrupuleux, mais Rob insista car il l'aimait bien.

Strasbourg semblait une belle ville aux maisons élégantes ; une cathédrale neuve y était en chantier. Etienne le boulanger serra son frère sur sa poitrine enfarinée et, le soir même, toute la famille se réunit pour faire honneur aux voyageurs : deux fils, trois filles aux yeux noirs, les conjoints et les enfants. Charlotte, la cadette, qui vivait encore avec son père, avait préparé un plantureux souper et Rob, qu'elle dévorait des yeux, dut goûter plusieurs sortes de pains.

On chanta, on dansa, Rob jongla : ce fut une joyeuse soirée. Puis ils se séparèrent et le jeune barbier, rêvant un peu aux regards aguichants de Charlotte, se dit qu'une telle vie de famille était peut-être le bonheur. Mais, quand il se leva dans la nuit, il tomba sur Etienne qui, manifestement, montait la garde non loin du lit de sa fille ; le boulanger tint à l'accompagner dehors et retourna s'asseoir dans le noir dès que Rob fut retourné à sa paillasse.

Le matin, il conduisit les voyageurs au Rhin, qu'ils longèrent jusqu'à un gué. Alors Etienne se pencha sur sa selle pour embrasser son frère.

« Dieu vous garde ! » dit-il à Rob, puis il tourna bride tandis que les autres s'engageaient dans l'eau froide et agitée de remous. La pente était raide sur l'autre rive et Cheval eut peine à tirer la charrette jusque sur la terre des Teutons. Ils furent vite dans la montagne, entre les hautes forêts de sapins et d'épicéas. Charbonneau gardait le silence – était-ce le regret d'avoir quitté les siens ? – puis brusquement il cracha.