« Merdeux ! » fit-il en tournant les talons. Mais comment les blâmer ? Pour leur groupe déjà solide, l'inconnu était un danger.
Cheval le mena des montagnes vers un plateau entouré de vertes collines : des champs de terre grise, mais surtout la forêt. La nuit, il entendit hurler les loups et entretint le feu, puis il finit par s'endormir, Mme Buffington blottie contre lui.
Charbonneau lui avait apporté beaucoup, mais il comprit que l'essentiel avait été sa compagnie. Il allait seul, maintenant, sur la route romaine car il ne pouvait adresser la parole à aucun de ceux qu'il rencontrait.
Une semaine plus tard, un matin, il vit pendu à un arbre au bord de la route le corps nu d'un homme mutilé. Un petit homme au museau de furet et à qui manquait l'oreille gauche.
Dommage ! Le Français ne saurait pas que d'autres avaient rattrapé leur troisième bandit !
25. LA CARAVANE
ROB traversa le large plateau et retrouva les montagnes ; elles n'étaient pas aussi hautes que les précédentes mais assez accidentées pour ralentir sa marche. Il rencontra deux fois encore des groupes auxquels il tenta vainement de se joindre. Un matin, des cavaliers en haillons le dépassèrent en riant quelque chose dans une langue incompréhensible ; il salua sans répondre, devinant à leur mine farouche qu'en leur compagnie il ne ferait pas de vieux os.
Parvenu dans une grande cité, il eut la joie d'y trouver une taverne dont le patron savait un peu d'anglais : la ville s'appelait Brünn et la région était surtout peuplée de Tchèques. Il n'en apprit pas avantage – pas même d'où l'aubergiste tenait son petit bagage d'anglais. En le quittant, il tomba sur un voleur qui fouillait au fond de la carriole.
« Va-t'en », dit-il doucement, en tirant son épée.
Mais l'homme avait déjà sauté de la voiture avant qu'il ne puisse l'attraper. La bourse restait bien cachée sous le plancher ; il ne manquait qu'un sac plein de son attirail d'illusionniste. Rob se consola en imaginant quelle tête ferait l'autre en l'ouvrant. Il décida d'entretenir ses armes chaque jour et graissa les lames pour qu'elles glissent plus aisément du fourreau. La nuit, il dormait à peine, toujours aux aguets, se sachant impuissant contre une bande malintentionnée. Neuf longs jours passèrent dans cette solitude inquiète. Un matin, la route émergeant des bois, il découvrit, surpris et plein d'espoir, un village qu'avait envahi une immense caravane. Les seize maisons du hameau étaient prises au milieu de centaines de bêtes : chevaux, mules de toute espèce, sellés ou attelés à toutes les formes de voitures. Il attacha Cheval à un arbre et se mêla à la foule dans une rumeur de langues incompréhensibles.
« Pardon, où est le chef de la caravane ? » demanda-t-il à un homme qui s'affairait à changer une roue.
Rob l'aida à hisser la roue jusqu'au moyeu, mais n'en obtint qu'un sourire et un geste évasif. Un autre voyageur, qui nourrissait une paire de bœufs aux longues cornes, lui répondit :
– Der Meister ? Kerl Fritta », dit-il en indiquant une direction.
Dès lors, tout fut simple : il suffisait de prononcer ce nom pour obtenir de chacun un signe de tête et un geste du doigt. Près d'une grande voiture attelée de six alezans gigantesques, un personnage aux longs cheveux bruns, nattés en deux grosses tresses, était assis derrière une table où reposait une épée nue. Il s'entretenait avec le premier d'une file de voyageurs désireux de lui parler. Rob prit son tour.
« C'est Kerl Fritta ? demanda-t-il.
– C'est bien lui, répondit quelqu'un.
– Vous êtes anglais ?
– Ecossais, fit l'autre un peu déçu en serrant les mains du barbier. Salut ! Soyez le bienvenu ! »
Il était grand et maigre, rasé à la mode des Bretons, avec de longs cheveux gris.
« James Geikie Cullen, dit-il. Eleveur de moutons et producteur de laine. Je vais avec ma fille en Anatolie chercher les meilleures espèces de béliers et de brebis.
– Robert J. Cole, barbier-chirurgien. Je me rends en Perse pour y acheter de précieuses médecines. »
Cullen avait un compagnon nommé Seredy, en pantalon sale et tunique déchirée, qu'il avait engagé comme domestique et interprète. Rob apprit avec surprise qu'on n'était plus en Bohême : depuis deux jours, il était passé en Hongrie sans s'en apercevoir. Le village s'appelait Vac ; à part le pain et le fromage qu'on pouvait se procurer chez l'habitant, tout était cher. La caravane venait d'Ulm, dans le duché de Souabe.
« Fritta est allemand, dit encore Cullen. Il ne semble pas d'un abord facile mais mieux vaut s'entendre avec lui car les bandits magyars, dit-on, rançonnent les voyageurs isolés, et il n'y a pas dans la région de caravane de cette importance. »
Entre-temps, trois Juifs avaient rejoint la file d'attente.
« Dans ces caravanes, s'écria Cullen, on est obligé de côtoyer les gens de bien et la vermine ! »
Les hommes en caftans noirs et chapeaux de cuir s'entretenaient dans leur langue, mais Rob, en les observant, eut l'impression que l'un d'eux avait compris ce que disait l'Ecossais. Arrivé devant Fritta, Cullen s'occupa de ses affaires, puis proposa au barbier l'aide de son traducteur. Le maître de la caravane, homme efficace et d'expérience, enregistra le nom, le métier et la destination.
« Il vous prévient, traduisit Seredy, que la caravane ne va pas en Perse. Au-delà de Constantinople, il faudra trouver un autre arrangement. »
Rob acquiesça et l'Allemand parla plus longuement.
« Maître Fritta demande l'équivalent de vingt-deux pennies d'argent, mais comme maître Cullen paie déjà en monnaie anglaise, il préférerait que vous le régliez en deniers. Vingt-sept deniers. »
Le jeune barbier hésita : il en avait gagné en France et en Allemagne, mais ignorait le taux de change.
« Vingt-trois, chuchota une voix derrière lui.
– Vingt-trois », dit-il avec assurance.
Le maître de caravane accepta d'un air glacial, en le regardant dans les yeux.
« Vous vous chargez de votre entretien, dit le traducteur. Si vous ne pouvez suivre, on vous laisse en chemin. Il dit que la caravane partira en quatre-vingt-dix groupes, au total plus de cent vingt hommes : une sentinelle pour dix. Et vous serez de garde une nuit tous les douze jours.
–D'accord.
– Si vous exercez votre métier de barbier-chirurgien dans la caravane, vous partagez tous vos gains par moitié avec maître Fritta.
– Non », dit Rob, car c'était injuste, mais il entendit Cullen toussoter pour le rappeler à la prudence.
« Offre dix et accepte trente, chuchota de nouveau la voix.
– J'accepte de laisser dix pour cent de mes gains. »
Fritta lâcha un juron énergique, sans doute un équivalent teuton de « fils de pute. » Il propose quarante pour cent.
– Dis-lui vingt. »
On se mit d'accord sur trente. En remerciant Cullen pour son interprète, Rob observait les Juifs au teint basané : celui qui venait après lui avait le nez charnu, de grosses lèvres, une barbe brune mêlée de gris. Il avança vers la table, l'air concentré comme un joueur qui a jaugé l'adversaire.
Les nouveaux arrivants se virent attribuer leur position dans l'ordre de marche et campèrent sur place cette nuit-là, là caravane partant à l'aube. Rob se trouva entre Cullen et les Juifs ; il détela Cheval et la mena paître un peu plus loin. Les villageois cherchant à vendre jusqu'au dernier moment, un fermier lui proposa du fromage et des œufs pour un prix prohibitif ; il eut finalement son dîner pour trois flacons de Spécifique. Tout en mangeant, on s'observait : Seredy allait chercher de l'eau, la fille de Cullen faisait la cuisine. Elle était très grande et rousse.