Sa vaisselle faite, le barbier alla trouver les Juifs, qui bouchonnaient leurs montures : de bons chevaux et deux mules de bât.
« Je m'appelle Rob J. Cole, dit-il au chuchoteur, et je voulais vous remercier.
– De rien, de rien, fit l'autre. Je suis Meir ben Asher. » Et il présenta ses compagnons.
Gershom ben Shemuel, court et tassé comme un morceau de bois, avait une verrue sur le nez ; Judah ha-Cohen, nez fin et lèvres minces, était barbu et chevelu comme un ours noir. Les deux autres étaient plus jeunes : Simon ben ha-Levi, une grande perche à l'air grave avec trois poils au menton, et Tuveh ben Meir, grand pour ses douze ans comme Rob l'avait été.
« Mon fils », dit Meir. Puis ils se turent, se regardant.
« Vous êtes marchands ?
– Oui. Notre famille vivait à Hameln. Nous avons quitté l'Allemagne il y a dix ans pour nous établir à Angora, dans l'empire byzantin. Nous voyageons entre l'Est et l'Ouest, vendant et achetant.
– Vendant quoi ?
– Un peu de ci, un peu de ça », répondit Meir avec un haussement d'épaules.
Rob fut enchanté de cette réponse. Il s'était inutilement inquiété de justifier son voyage : un homme d'affaires ne dit rien de trop.
« Et vous, où allez-vous ? demanda le jeune Simon, qui, à la surprise de Rob, parlait aussi sa langue.
– En Perse.
– Très bien ! Vous y avez de la famille ?
– Non, j'y vais pour acheter quelques herbes, peut-être des médicaments. »
Les autres approuvèrent, et il les quitta en leur souhaitant bonne nuit.
Cullen, qui l'avait vu s'entretenir avec eux, sembla lui battre froid et lui présenta sèchement sa fille. Elle lui rendit aimablement son salut. Ses cheveux roux, vus de près, donnaient envie de les toucher, ses yeux étaient tristes et distants, ses hautes pommettes larges, ses traits agréables, sans délicatesse. Elle avait le visage et les bras couverts de taches de rousseur. Rob n'avait jamais vu de femme aussi grande. Il se demandait encore si elle était belle quand Fritta survint. Il voulait que maître Cole prenne la garde cette nuit même.
Rob arpentait son territoire : huit campements, y compris celui de Cullen. Près d'un chariot couvert, une femme aux cheveux jaunes nourrissait un bébé tandis que son mari, accroupi près du feu, graissait un harnais ; deux hommes polissaient leurs armes ; un enfant jetait du grain à trois grosses poules dans une cage, non loin d'une épaisse matrone et d'un individu blême qui s'invectivaient, apparemment en français. Les Juifs psalmodiaient, en se balançant au rythme de leur prière du soir.
Une grosse lune blanche se leva sur la forêt, au-delà du village. Rob se sentit dispos et confiant : membre d'une armée de plus de cent vingt hommes, il n'était plus le voyageur solitaire en terre inconnue et hostile.
Quatre fois, il voulut poursuivre des gens qui n'étaient sortis que pour un besoin naturel. Vers le matin, il dut lutter pour ne pas céder au sommeil. Mary Cullen passa près de lui sans le voir, dans la clarté de la lune, avec sa robe noire et ses longs pieds blancs sans doute trempés de rosée.
A la première lueur de l'aube, il prit un rapide petit déjeuner de pain et de fromage, pendant que les Juifs se livraient aux rites minutieux des dévotions matinales. La tête de la caravane, était déjà loin quand il partit à son tour, derrière Cullen et Seredy, avec leurs montures plus trois chevaux de charge. La fille montait un fier cheval noir, et Rob, songeant que la bête et la femme avaient toutes deux des hanches superbes, les suivit allègrement.
26. LE PERSAN
ILS s'installèrent immédiatement dans la routine du voyage. Les trois premiers jours, les Ecossais et les Juifs tenaient Rob plutôt à l'écart, peut-être à cause de ses cicatrices et des bizarres peintures de la charrette ; mais il n'avait jamais craint la solitude et se trouvait bien d'être laissé à ses pensées.
La fille, qu'il voyait constamment devant lui, avait apparemment deux robes noires qu'elle lavait à tour de rôle. Elle semblait trop habituée aux déplacements saisonniers pour se soucier de l’inconfort, mais il régnait autour d'elle et de Cullen un air de mélancolie. Il en conclut qu'ils étaient en deuil. Parfois, elle chantait doucement. Le matin du quatrième jour, alors que la caravane avançait lentement, elle sauta à terre pour se dégourdir les jambes et se mit à marcher près de la charrette en tenant son cheval par la bride. Rob la regarda et lui sourit. Elle avait des yeux immenses, d'un bleu profond comme certains iris ; son visage aux pommettes hautes était allongé, sensible ; sa bouche, grande et charnue comme toute sa personne, se révélait étonnamment expressive.
« Dans quelle langue chantez-vous ?
– En gaélique. Ce que nous appelons l'erse.
– C'est ce que je pensais.
– Comment un Sassenach peut-il reconnaître l'erse ?
– Qu'est-ce qu'un Sassenach ?
– Nous appelons ainsi ceux qui vivent au sud de l'Ecosse.
– Et ce n'est pas un compliment, je suppose ?
– Exact », admit-elle. Cette fois elle sourit.
« Mary Margaret ! » cria son père.
En fille obéissante, elle le rejoignit aussitôt.
Mary Margaret ? Elle devait avoir le même âge qu'Anne Mary. Sa sœur, enfant, avait les cheveux châtains avec des reflets roux... Mais ce n'était pas Anne Mary : il fallait cesser de la voir partout, sinon il deviendrait fou. La fille de Cullen ne l'intéressait pas ; il y avait assez de mignonnes dans le monde. Gardons nos distances.
Le père, lui, cherchait à lier conversation. Il vint un soir avec un pichet de cervoise.
« Vous connaissez-vous en moutons, maître Cole ? »
Ravi d'apprendre que non, il entreprit son éducation.
« Il y a moutons et moutons. Chez moi, à Kilmarnock, les brebis ne pèsent souvent pas plus de cent cinquante livres ; on m'a dit qu'en Orient, nous en trouverions de deux fois plus grosses, avec ne toison longue, plus épaisse que celle des nôtres et si grasse que la laine, une fois filée, protège de la pluie. »
Il comptait acheter des bêtes pour la reproduction, qu'il ramènerait en Ecosse. Un voyage coûteux, qui expliquait la présence des chevaux de charge. Cullen ferait bien d'engager des gardes du corps !
« Vous allez rester longtemps loin de votre élevage.
– Je l'ai laissé en bonnes mains, à des gens de confiance. C'était dur mais... Je viens d'enterrer ma femme, après vingt-deux ans de mariage. »
Il fit une grimace et but une longue gorgée. Cela explique leur chagrin, se dit Rob, et le médecin en lui voulut savoir de quoi elle était morte. Cullen toussa.
« Elle avait deux grosseurs dans les seins, très dures. Elle pâlissait, perdait l'appétit, n'avait plus ni volonté ni force. A la fin, elle a terriblement souffert. Ça a été très long, et pourtant je ne pouvais pas croire à sa mort. Elle s'appelait Jura... Je n'ai pas dessoûlé pendant six semaines niais ça n'a servi à rien. Depuis des années, je pensais acheter un beau troupeau en Anatolie. Et voilà, je me suis décidé. »
Il offrit encore à boire au barbier, sans s'offenser de son refus, puis se leva et il fallut le soutenir.
« Bonne nuit, maître Cole, à bientôt. »
Suivant des yeux sa démarche chancelante, Rob se dit que pas une fois il n'avait parlé de sa fille.
L'après-midi suivant, un certain Félix Roux, français, trente-huitième dans l'ordre de marche, fut désarçonné par son cheval, qu'un blaireau avait effrayé ; tout le poids du corps ayant porté sur l'épaule, le bras cassa. Kerl Fritta fit appeler Rob, qui remit l'os en place et tâcha de faire comprendre au blessé qu'il souffrirait beaucoup, mais pourrait néanmoins continuer son voyage ; il chargea Seredy de lui expliquer comment tenir le bras en écharpe.
Pensif, il revint à sa voiture : il avait accepté de soigner plusieurs voyageurs par semaine, mais ne pouvait indéfiniment employer Seredy comme interprète, bien qu'il le payât largement. Apercevant Simon ben ha-Levi occupé à réparer une sangle, il s'approcha.