« Je te donnerai chaque jour une liste de dix mots ou expressions persanes que tu devras apprendre pour la leçon suivante.
– Donne-m'en vingt-cinq chaque fois », dit Rob, sachant qu'il n'aurait son professeur que jusqu'à Constantinople.
Il les apprit sans difficulté, laissant Cheval marcher la bride sur le cou. Mais, dans l'espoir de progresser plus vite, il demanda à Meir de lui prêter le livre persan.
« Non. Nous ne devons jamais le perdre de vue. Tu ne peux le lire qu'avec nous.
– Simon pourrait monter avec moi ?
– Et j'en profiterais pour vérifier les livres de comptes », suggéra le jeune homme.
Meir réfléchissait.
« Ce sera un vrai savant. Il y a en lui un profond désir de s'instruire », insista Simon.
Rob avait gagné et il se rendit compte qu'ils le regardaient désormais avec d'autres yeux.
Il attendit le lendemain avec impatience, puis maudit les rites interminables qui accompagnaient pour les Juifs la toilette et le petit déjeuner. Simon arriva enfin avec le livre persan, un gros registre et un cadre de bois portant des colonnes de perles enfilées sur des baguettes.
« Qu'est-ce que c'est ?
– Un abaque, un appareil qui simplifie les calculs. »
En chemin, les cahots rendaient l'écriture impossible, mais on pouvait lire ; Rob s'exerçait à reconnaître les mots, tandis que les petites boules de l'abaque cliquetaient sous les doigts de Simon, l'entendant grogner, dans l'après-midi, il comprit qu'une erreur s'était glissée dans les comptes. Le registre comportait sans doute un état de toutes les transactions et les marchands rapportaient à leur famille les profits de leur dernier voyage. Cullen aussi transportait de l'argent, puisqu'il voulait acheter des moutons en Anatolie. Quelle proie tentante pour une bande importante et bien armée ! Mais la solitude était plus dangereuse encore que la caravane et Rob, chassant ses craintes, s'absorbait chaque jour dans l'étude du livre sacré.
Le beau temps persistait et le bleu profond du ciel automnal lui rappelait en vain les yeux de Mary : elle gardait ses distances, son père désapprouvant la familiarité du barbier avec les Juifs. Simon finissait de vérifier le livre de comptes. Il remontait chaque jour dans la charrette et s'efforçait de faire de son élève un excellent marchand.
– Quelle est l'unité de poids persane ?
– C'est le man, qui vaut environ six livres et demie d'Europe », dit Rob.
Il savait aussi les autres mesures, ce qui lui valut des félicitations. Mais, voulant toujours apprendre davantage, il posait sans cesse de nouvelles questions et importunait Simon, qui finissait par maugréer.
Deux fois par semaine, le barbier donnait des consultations ; c'était son tour d'être le spécialiste compétent. Simon, qui lui servait alors d'interprète, écoutait, regardait et demandait des explications. Un Franc conducteur de bestiaux, au visage figé dans un sourire benêt, se plaignait de douleurs aux genoux, où il sentait des bosses dures. Rob lui donna un baume à base d'herbes calmantes et de graisse de mouton, en lui disant de revenir quinze jours plus tard ; mais dès la semaine suivante, l'homme souffrait du même mal aux deux aisselles. Il repartit avec des fioles de Spécifique, et Simon s'étonna :
« Qu'est-ce qu'il a ?
– Ces grosseurs disparaîtront peut-être, mais j'en doute ; elles se multiplieront plutôt, car je pense qu'il a une tumeur. Alors il va bientôt mourir.
– Et tu ne peux rien faire ?
– Non. Je ne suis qu'un barbier-chirurgien ignorant. Peut-être qu'un grand médecin saurait le soulager.
– A ta place, je ne ferais pas ce métier, dit lentement Simon, si je n'avais pas appris tout ce qu'on peut en connaître. »
Rob le regarda sans rien dire. Le jeune Juif saisissait d'un coup, comme une évidence, ce que lui-même avait mis tant de temps à comprendre.
Cette nuit-là, il fut brutalement réveillé par Cullen.
« Vite, venez vite, pour l'amour du Ciel !
– Mary ? demanda Rob, en entendant crier une femme.
– Non, non, dépêchez-vous ! »
Dans la nuit noire, sans lune, on avait allumé des torches juste derrière le campement des Juifs, et la lueur des flammes éclairait un homme couché par terre, mourant. C'était Raybeau, le Français au teint blême qui se disputait si souvent avec son épouse ; de sa gorge ouverte, la vie s'échappait en un flot de sang.
« Il était de garde cette nuit », chuchota Simon.
Mary s'occupait de la grosse femme qui hurlait ; à son appel angoissé, Rob vit le Français se raidir, avec un gargouillement, puis mourir dans une dernière convulsion. Un bruit de galopade dispersa les assistants.
« Ce n'est que le détachement envoyé par Fritta », dit tranquillement Meir, resté dans l'ombre.
Toute la caravane était debout et armée. Mais les cavaliers de Fritta revinrent bientôt : il ne s'agissait pas d'une bande importante, dirent-ils. Un voleur isolé ou un bandit venu en éclaireur ? De toute façon, l'assassin avait disparu. On dormit peu le reste de la nuit. Gaspar Raybeau fut enterré le matin au bord de la route romaine, Kerl Fritta récita rapidement la prière des morts en allemand, et l'on abandonna la tombe pour se remettre en chemin.
Le lendemain, à Novi Sad, une ville active sur le Danube, les voyageurs apprirent que trois jours plus tôt sept moines francs partis pour la Terre sainte avaient été attaqués par des brigands, dépouillés, sodomisés et mis à mort.
Après cela, ils s'attendaient à une attaque imminente, mais ils longèrent sans incident le large fleuve jusqu'à Belgrade. Au marché, ils firent leurs achats – notamment des prunes aigres très parfumées et de petites olives vertes que Rob apprécia. Beaucoup de gens avaient quitté la caravane à Novi Sad, d'autres, encore plus nombreux, s'en séparèrent à Belgrade. Si bien que les Cullen, Rob et les Juifs avancèrent dans l'ordre de marche et ne firent plus partie de l'arrière-garde, la plus exposée.
Peu après ils abordèrent des collines puis des montagnes aux pentes abruptes hérissées de blocs rocheux ; en altitude, un air piquant annonçait l'hiver. Il fallait encourager Cheval à gravir les pentes et le retenir dans les descentes. Simon ne montait plus dans la carriole. Le soir, parfois, Rob épuisé allait prendre une leçon à. son campement mais il ne réussissait pas toujours à apprendre même dix mots de vocabulaire persan.
28. LES BALKANS
KERL Fritta donna enfin toute sa mesure et, pour la première fois, Rob le regarda avec admiration : il était partout, aidait à remettre en route les charrettes en difficulté, pressait et stimulait les gens comme un bon conducteur encourage ses bêtes. Le chemin était rocailleux ; le 1er octobre, on perdit une demi-journée à ramasser les pierres qui encombraient la piste. Les accidents étaient fréquents et le barbier, en une semaine, dut remettre eux bras cassés. Un marchand normand, qui avait eu la jambe écrasée par sa propre voiture, fut laissé chez des paysans qui acceptèrent de s'en occuper. Il fallait espérer qu'ils ne l'assassineraient pas pour le voler dès que la caravane serait partie.
« Nous avons quitté la terre des Magyars pour la Bulgarie », annonça Meir un matin.
Cela ne changeait pas grand-chose à la nature hostile et au vent, cinglant en altitude. On se couvrait de vêtements plus chauds qu'élégants, ce qui faisait un étonnant cortège de créatures loqueteuses et matelassées. Par un matin gris, la mule de Gershom trébucha et se brisa les membres de devant, en hurlant de douleur comme un être à l'agonie.
« De l'aide ! » cria Rob.
Meir sortit un long couteau et trancha la gorge frémissante. On se mit aussitôt à décharger la bête morte, mais une discussion s'éleva au sujet d'un sac de cuir : ce serait, disait Gershom, un poids excessif pour l'autre mule, déjà lourdement chargée. On entendit, derrière eux, les protestations du reste de la caravane qui n'admettait pas d'être retardée.