« Mettez le sac dans ma charrette », proposa Rob.
Meir hésita puis secoua la tête.
« Alors, allez au diable ! » cria le barbier furieux de ce manque de confiance.
Simon courut après lui.
« Ils vont attacher le sac sur mon cheval. Puis-je monter avec toi jusqu'à ce qu'on achète une nouvelle mule ? »
Rob acquiesça d'un air maussade.
« Tu n'as pas compris, expliqua Simon après un long silence. Meir doit garder les sacs avec lui, ce n'est pas notre argent ; une partie est à la famille et le reste aux investisseurs. Il en a la responsabilité. »
Le soir, avant le souper, il fallut voir quelques malades. Rob fut surpris de trouver Gershom parmi eux, avec un furoncle à la fesse droite. Il incisa, pressa pour évacuer le pus et faire apparaître le sang propre.
« Il ne pourra pas s'asseoir sur une selle pendant plusieurs jours.
– Mais il le faut. Nous ne pouvons pas l'abandonner. »
Décidément, les Juifs posaient des problèmes ce jour-là !
« Tu prendras son cheval et il montera à l'arrière du chariot. »
Le patient suivant était le Franc au sourire figé ; il souffrait, ses tumeurs avaient grossi et il y en avait de nouvelles. Rob prit sa main dans les siennes.
« Simon, dis-lui qu'il va mourir. »
L'interprète jeta à Rob un regard noir et le maudit. Puis, devant son insistance, il se mit à parler doucement, en allemand. Le sourire s'évanouit sur le visage stupide du Franc, qui retira sa main et montra le poing en grommelant.
« Il dit que tu es un foutu menteur. »
Sous le regard du barbier, qui ne le quittait pas des yeux, l'homme cracha et s'éloigna en traînant les pieds. Il ne restait plus que deux hommes à la toux persistante qui partirent avec du Spécifique, et un Hongrois qui s'était démis le pouce.
Son travail fini, Rob s'en alla, pour échapper à tout cela. La caravane s'était dispersée, chacun cherchant à s'abriter du vent. Passé le dernier chariot, il aperçut Mary, debout sur un rocher, au-dessus de la piste. On la sentait hors de ce monde : les bras ouverts, la tête renversée en arrière et les yeux clos, elle tenait écartés les pans de sa lourde veste comme pour se purifier au souffle du vent, qui la submergeait tel un flot puissant. Il plaquait la robe noire sur son grand corps, soulignant les seins lourds aux pointes tenues, le nombril creux qui ponctuait la courbe du ventre, et l'émouvant sillon entre ses cuisses. Il prouva une chaude tendresse qui sans doute tenait de la magie, car elle avait l'air d'une sorcière, avec ses longs cheveux flottant derrière elle comme une flamme rousse.
A l'idée qu'elle pourrait ouvrir les yeux et le surprendre à l'observer, il se détourna et partit. Revenu près de sa voiture, il constata qu'elle était trop pleine pour que Gershom pût s'y allonger. Il sortit tristement les bancs de l'estrade, se rappelant les spectacles innombrables qu'il y avait donnés avec le Barbier, puis il les mit en pièces et les brûla à son feu de camp.
Le 22 octobre, au milieu de la matinée, l'air se chargea de flocons blancs qui cinglaient la peau. Rob surpris se tourna vers Simon ; il avait repris sa place – Gershom et sa fesse guérie ayant retrouvé le cheval.
« C'est trop tôt, non ?
– Pas pour les Balkans. »
Ils se trouvaient dans des abrupts le plus souvent couverts de hêtres, de chênes et de pins, avec des trouées arides et rocailleuses comme si une divinité en colère eût balayé une partie de la montagne. Il y avait de petits lacs alimentés par des cascades qui disparaissaient dans des gorges profondes. Les Cullen n'étaient plus que deux silhouettes indistinctes avec leurs chapeaux et leurs longs manteaux de mouton. Mais celle que portait le cheval noir s'appelait Mary.
Kerl Fritta parcourait la colonne de marche, pressant l'allure.
« Il veut être à Gabrovo avant les grosses neiges, dit Simon. Le col de la porte des Balkans est déjà fermé, mais la caravane va hiverner tout près : il y a là des auberges et l'on peut aussi loger chez l'habitant. C'est la seule ville de la région qui puisse abriter tant de monde.
– Je pourrai travailler mon persan tout l'hiver.
– Tu n'auras pas le livre, car nous ne resterons pas à Gabrovo. Nous allons un peu plus loin, à Tryavna, où vivent des Juifs.
– Mais j'ai besoin du livre et de tes leçons ! »
Simon haussa les épaules sans répondre. Le soir, après s'être occupé de Cheval, Rob alla au campement des Juifs et les trouva en train d'examiner des fers à clous.
« Il faut en faire poser à ta jument, lui dit Meir. Ils évitent à l'animal de déraper sur la neige et la glace.
– Je ne pourrais pas vous accompagner à Tryavna ? »
Meir et Simon se regardèrent ; ils en avaient sans doute déjà discuté.
« Il n'est pas en mon pouvoir de t'accorder l'hospitalité à Tryavna.
– Qui a ce pouvoir ?
– Le chef de notre communauté est un grand sage : le rabbenu Schlomo ben Eliahu.
– Qu'est-ce qu'un rabbenu ?
– Un savant. Dans notre langue, rabbenu signifie " notre maître ". C'est la plus haute dignité.
– Est-ce un homme guindé, qui n'aime pas les étrangers ? Fermé et inapprochable ?
– Non, fit Meir en souriant.
– Alors, je peux aller le voir et lui demander de me laisser profiter du livre et des leçons de Simon ? »
Meir gardait le silence, visiblement embarrassé. Mais, comprenant que l'obstination du jeune homme serait la plus forte, il hocha la tête avec un soupir.
« Nous t'emmènerons chez le rabbenu », dit-il enfin.
29. TRYAVNA
GABROVO était un triste assemblage de maisons faites de bric et de broc. Rob, qui rêvait depuis des mois d'un bon repas qu'il n'aurait pas préparé lui-même, entra dans l'une des trois auberges. Ce fut une cruelle déception : on avait outrageusement salé la viande dans l'espoir de cacher qu'elle était gâtée, le pain dur était criblé de trous de charançons, et le logement valait la table. Si les deux autres n'étaient pas meilleures, les gens de la caravane auraient un dur hiver.
A moins d'une heure de là, Tryavna était une bourgade beaucoup plus petite. Le quartier juif, un groupe de chaumières blotties les unes contre les autres, était séparé du reste de la ville par des vignobles et des champs. Rob et ses compagnons entrèrent dans une cour sale où de jeunes garçons prirent en charge leurs animaux.
« Attends-moi ici », dit Meir.
Ce ne fut pas long. Simon vint bientôt chercher Rob pour le conduire, par un couloir obscur qui sentait la pomme, dans une pièce meublée d'une chaise et d'une table surchargée de livres et de manuscrits. Un vieil homme était assis, aux cheveux et à la barbe de neige, voûté, corpulent, avec des bajoues et de grands yeux bruns, larmoyants à cause de l'âge mais dont le regard vous transperçait jusqu'à l'âme. Il n'y eut pas de présentations. On était devant un seigneur.
« Nous avons dit au rabbenu que tu allais en Perse et que tu avais besoin de connaître la langue pour tes affaires. Il demande si la joie de la connaissance n'est pas une raison suffisante pour étudier.
– L'étude est parfois une joie, dit Rob, s'adressant directement au vieillard. Pour moi, c'est un dur travail. J'apprends le persan parce que j'espère en obtenir ce que je désire. »
Simon et le rabbenu échangèrent quelques mots.
« Il demandait si tu étais toujours aussi honnête. J'ai répondu que tu étais assez loyal pour dire à un moribond qu'il allait mourir et il a été satisfait.
– Dis-lui que j'ai de l'argent et que je paierai pour la nourriture et le toit.
– Ce n'est pas une auberge ici, ceux qui y vivent doivent travailler, dit le sage par l'intermédiaire de Simon. Si l'Ineffable nous est miséricordieux, nous n'aurons pas besoin de barbier-chirurgien cet hiver.