– Je ne tiens pas à travailler dans mon métier. Je veux me rendre utile. »
Le rabbenu réfléchit en se grattant la barbe, puis il prit sa décision.
« S'il arrive qu'un bœuf abattu soit déclaré non kascher, tu iras le vendre au boucher de Gabrovo. Et, pendant le sabbat, quand les Juifs n'ont pas le droit de travailler, tu t'occuperas du feu dans les maisons. »
Rob hésitait. Le rabbenu, intrigué par une lueur ans ses yeux, le regardait attentivement.
« Une question ? murmura Simon.
– Si un Juif ne doit pas travailler pendant le sabbat, ne vais-je pas me damner en le faisant ? »
Le vieillard sourit en entendant la traduction.
« Il dit qu'il ne te croit pas tenté de devenir Juif. Tu peux donc travailler sans crainte pendant le sabbat et tu es le bienvenu à Tryavna. »
Rob pourrait dormir au fond d'une grange-étable.
« Il y a des chandelles à la maison d'étude, mais on ne peut pas s'en servir pour lire dans la grange à cause du foin sec. »
Son premier travail fut de nettoyer les stalles. La nuit, il s'allongea sur la paille, sa chatte à ses pieds comme un lion couché. De temps en temps, Mme Buffington s'en allait terroriser une souris mais elle revenait toujours. La grange sombre et humide était réchauffée par les grands bovins et, dès qu'il fut habitué aux meuglements et aux odeurs, Rob s'endormit paisiblement.
Trois jours plus tard, l'hiver était là. La neige tomba si dru qu'il dut, avec une grande pelle en bois, dégager toutes les portes bloquées par les congères. Il put ensuite aller à la maison d'étude, une baraque glaciale, où un feu symbolique languissait le plus souvent faute d'entretien.
On discutait pendant des heures, assis autour des tables, avec âpreté et parfois en hurlant. Leur langue, expliqua Simon, était un mélange d'hébreu et de latin, plus quelques idiomes de pays où ils avaient voyagé ou vécu.
« De quoi discutent-ils ?
– De points de la Loi.
– Où sont leurs livres ?
– Ils n'en ont pas besoin. Ceux qui connaissent la Loi l'ont mémorisée en l'entendant de la bouche de leurs maîtres. Les autres apprennent en les écoutant. Et c'est ainsi depuis toujours. La Loi écrite existe, bien sûr, mais elle n'est là que pour être consultée. Celui qui connaît la Loi orale la transmet à son tour comme on la lui a enseignée. Il y a autant d'interprétations que de maîtres. D'où les discussions. Chaque débat leur en fait apprenne un peu plus. »
Depuis son arrivée à Tryavna, on appelait Rob « Mar Reuven », c'est-à-dire maître Robert en hébreu. Entre eux, les Juifs s'appelaient Reb, un titre témoignant de leur érudition mais inférieur à celui de rabbenu. Il n'y avait à Tryavna qu'un rabbenu.
C'était un peuple étrange.
« Pourquoi a-t-il des cheveux comme ça ? demandait l'un.
– C'est un goy, répondait Meir – " un autre ".
– Mais il paraît qu'il est circoncis ?
– Un simple accident, expliquait Meir en haussant les épaules, rien à voir avec l'alliance d'Abraham. »
Rob, de son côté, observait les peoth, ces boules de cheveux qu'ils portaient devant les oreilles, leurs calottes, leurs barbes, leurs boucles d'oreilles, leurs habits noirs et leurs coutumes païennes. Chacun avait sa manière de revêtir le tallit, le châle de prière, chacun son attitude et son rythme pendant la récitation des textes sacrés.
Six heures par jour, trois après le service religieux du matin, le shaharit, et trois après celui du soir, le ma'ariv, la maison d'étude était bondée car la plupart des hommes venaient d'étudier avant et après le travail quotidien. Entre-temps, une ou deux tables seulement étaient occupées par des érudits à temps complet. Rob pouvait s'absorber ans sa lecture et commençait enfin à progresser.
Pendant le sabbat, il s'occupa des feux, plus tard, il aida le charpentier, puis Rohel, la petite-fille du rabbenu, lui apprit à traire les vaches. Elle avait la peau blanche et de longs cheveux noirs, une petite bouche et de grands yeux bruns. Elle ne quittait pas Rob des yeux et soupirait de temps en temps.
Resté seul, il s'exerçait à poser sur sa tête une petite couverture de sa jument, comme s'il s'agissait d'un tallit ; et il se balançait en priant au rythme paisible de Meir, qu'il préférait aux dévotions plus vigoureuses de Reb Pinhas le laitier.
Apprendre leur langue serait plus difficile, alors que le persan lui coûtait encore tant d'efforts.
Ces gens aimaient les amulettes. A droite, en haut de chaque porte, était cloué un petit tube en bois, une mezouzah, qui contenait, lui expliqua Simon, des parchemins roulés portant le mot Shaddai, le Tout-Puissant, et au verso vingt-deux lignes du Deutéronome. Tous les matins, sauf le jour du sabbat, les hommes adultes s'attachaient aussi, au bras et à la tête, deux petites boîtes, les tefillim ; dedans, des extraits de la Torah, le livre sacré. La boîte du front se trouvait près de l'esprit et l'autre, au bras, près du cœur ; telles étaient en effet les prescriptions du Deutéronome. Mais Rob ne réussissait pas à bien fixer les tefillim et il n'osait pas demander à Simon.
Pourtant, les Juifs avaient l'art d'enseigner et il apprenait chaque jour. On lui avait dit autrefois que le Dieu de la Bible était Jéhovah.
« Non, lui dit Meir, sache que notre Seigneur Dieu, qu'il soit loué, a sept noms. Voici le plus sacré. »
Et avec un charbon, il écrivit sur le plancher, en persan et dans sa langue, le mot Yahvé.
« On ne le prononce jamais car l'identité du Très-Haut est inexprimable. Les chrétiens l'ont déformé ; ce n'est pas Jéhovah, tu comprends ? »
Le soir, sur son lit de paille, il se répétait les mots, les coutumes, une phrase, un geste observés ans la journée et qui pourraient lui être utiles un jour.
« N'approche pas la petite-fille du rabbenu, lui dit un jour Meir en fronçant les sourcils.
– Elle ne m'intéresse pas. »
Ils ne s'étaient jamais revus depuis qu'ils avaient parlé à la laiterie.
« Bon. Une femme avait remarqué qu'elle te regardait avec beaucoup d'intérêt et le rabbenu m'a prié de t'en parler. Car, dit Meir en se posant un doigt sur le nez, " un seul mot à un homme âge vaut mieux qu'un an de débat avec un sot ".
Rob était contrarié : il tenait à rester à Tryavna pour observer les Juifs et étudier le persan.
« Je ne veux pas d'histoires pour une femme, dit-il.
– Bien sûr. L'ennui, c'est que cette fille devrait être mariée. Elle est fiancée depuis l'enfance avec le petit-fils de Reb Baruch. Tu vois qui c'est ? Un grand maigre, visage allongé, nez pointu. Il est toujours assis derrière le feu dans la maison d'étude.
– Ah ! Ce vieillard au regard féroce ?
– C'est un remarquable érudit, il aurait pu être notre rabbenu. Le rabbenu et lui ont toujours été rivaux en connaissances, en même temps qu'intimes amis. Ils avaient donc arrangé cette alliance entre leurs petits-enfants pour unir les deux familles. Et puis une terrible querelle a mis fin à leur amitié.
– A quel sujet ? demanda Rob, que les potins de Tryavna commençaient à amuser.
– Ils ont présidé ensemble à l'abattage d'un jeune taureau. Tu dois comprendre que nos lois à ce sujet sont anciennes et comportent des règles sujettes à interprétations contradictoires. On a découvert une petite tache sur le poumon de l'animal. Etait-ce sans conséquence ou la viande était-elle souillée ? L'un invoqua des précédents, l'autre contesta son érudition. Le rabbenu perdant patience fit couper la bête en deux, et rapporta sa part chez lui. Mais réfléchissant que l'autre avait jeté la sienne aux ordures, il finit par en faire autant.
« Depuis, ils s'opposent à tout propos : Si Reb Baruch dit noir, le rabbenu dit blanc. On a ainsi laissé passer les douze ans de Rohel, qui auraient pu consacrer son mariage. Puis le .promis est parti près de deux ans en voyage à l'étranger avec son père et d'autres membres de la famille. La pauvre Rohel est une agunah, une femme abandonnée : adulte sans mari, elle a des seins mais pas d'enfants à allaiter. Cela devient un scandale. »