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Meir avait bien fait de parler. Qui sait ce qui serait arrivé si Rob n'avait pas été clairement prévenu que l'hospitalité ne comportait pas l'usage des femmes ? Le soir, il était tourmenté de visions voluptueuses : belles cuisses longues, cheveux roux, jeunes seins pâles aux pointes comme deux petits fruits. Les Juifs avaient des prières pour tout, mais, ignorant celle qui demande le pardon des tentations nocturnes, il essayait d'oublier dans le travail.

C'était dur. Il régnait autour de lui une ambiance de sensualité que la religion même encourageait : il y avait, par exemple, une bénédiction spéciale pour ceux qui faisaient l'amour la veille du sabbat, ce qui expliquait peut-être en partie leur prédilection pour les fins de semaine. On en parlait librement entre soi, gémissant lorsque la femme était intouchable : en effet, les couples étaient tenus à l'abstinence douze jours avant le début des règles et sept jours après leur fin ; et l'interdiction n'était levée qu'après purification de l'épouse par immersion dans la piscine rituelle, la fameuse mikva.

Construite en brique à l'intérieur d'une maison de bains, la mikva était alimentée par une source naturelle ou une rivière et ne servait qu'à la purification symbolique, non à l'hygiène. Les Juifs se lavaient chez eux mais chaque semaine, juste avant le sabbat, Rob les retrouvait au bain où des chaudrons d'eau bouillante étaient sans cesse renouvelés au-dessus d'un foyer rond. Nus dans la chaleur humide, ils se disputaient le privilège de verser l'eau sur le rabbenu tout en lui posant des questions.

« Shi-ailah, rabbenu, shi-ailah ! Une question, une question ! »

Chaque réponse était réfléchie, avec références et citations ; Simon et Meir les traduisaient quelquefois pour Rob.

« Est-il écrit que tout homme doit vouer son fils aîné à sept ans d'études approfondies ? »

Le sage nu explorait pensivement son nombril, se tirait le lobe d'une oreille, passait dans sa grande barbe blanche ses longs doigts pâles.

« Ce n'est pas écrit, mes enfants. D'une part, lisait-il en levant son index droit, Reb Hananel ben Ashi de Leipzig était de cet avis. D'autre part – il levait l'index gauche –, selon le rabbenu Joseph ben Eliakim de Jaffa, cela ne valait que pour les aînés des prêtres et des lévites. Mais ces deux sages vivaient il y a des centaines d'années. Nous autres modernes comprenons que l'étude n'est pas réservée aux premiers-nés, tous les autres en étant exclus comme les femmes. Chaque jeune aujourd'hui passe ses quatorzième, quinzième et seizième années à l'étude poussée du Talmud, douze ou quinze heures par jour. Après, ceux qui sont appelés peuvent vouer leur vie à l'érudition tandis que les autres entrent dans les affaires, étudiant seulement six heures chaque jour. »

La plupart des questions qu'on lui traduisait ne passionnaient pas Rob, mais il aimait ces après-midi à la maison de bain. Jamais il ne s'était senti aussi à l'aise au milieu d'hommes nus ; peut-être un peu à cause de son pénis circoncis qui, là, passait inaperçu. Jamais il ne se risqua dans la mikva, comprenant qu'elle lui était interdite. Il observait ceux qui s'armaient de courage pour descendre les six degrés de pierre dans l'eau profonde, marmonnant des prières ou chantant à voix haute selon leur tempérament. Dès qu'elle couvrait leur visage, ils soufflaient vigoureusement ou au contraire retenaient leur respiration car la purification exigeait qu'on s'immerge complètement de manière qu'il ne reste sec ni un poil ni un cheveu.

Même si on l'y avait invité, rien n'aurait décidé Rob à pénétrer le sombre et froid mystère de cette eau, qui avait un caractère religieux. Si le Dieu Yahvé existait vraiment, peut-être connaissait-il ses coupables projets ? Peut-être Jésus lui-même le punirait-il de vouloir s'exiler d'entre les Siens ?

30. L'HIVER DANS LA MAISON D'ÉTUDE

 

IL vécut là le plus étrange Noël de ses vingt et une années. Le Barbier ne l'avait pas élevé en vrai croyant, mais il se sentit terriblement seul sans la fête, le repas, les chants qui lui apparaissaient maintenant comme une partie de lui-même. Les Juifs, ce jour-là, ne le négligèrent pas par mesquinerie : Jésus simplement n'existait pas pour eux. Et c'est alors, curieusement, qu'il se sentit le plus chrétien. Une semaine plus tard, à l'aube du nouvel an 1032, on célébra autour de lui la nouvelle année ; c'était, lui dit Simon, le milieu de l'année 4792 d'après leur calendrier.

Il neigeait toujours abondamment et le robuste Anglais assumait seul tous les travaux de déblaiement. Pour le reste, il apprenait peu à peu à penser en persan et cherchait toutes les occasions de parler à des Juifs qui connaissaient la langue.

« Et mon accent, Simon, comment est-il ?

– Un Persan pourra toujours se moquer de toi ; pour lui, tu resteras un étranger. Espérais-tu un miracle ? »

Beaucoup de Juifs étrangers attendaient à Tryavna la fin de l'hiver balkanique, et aucun ne payait son hébergement.

« Mes frères, expliqua Simon, peuvent ainsi voyager dans tous les pays. Ils sont pris en charge dans chaque village juif, qui leur assure la subsistance, une place à la synagogue et une écurie pour leur cheval. Inversement, l'année suivante, ceux qui les ont reçus pourront devenir leurs invités. »

Un jour, on annonça pour le lendemain l'abattage de deux jeunes bœufs qui appartenaient au rabbenu. Il procéderait lui-même à l'opération sous la surveillance d'un comité d'inspecteurs rituels, et celui qui présiderait la cérémonie était Reb Baruch ben David, son ami d'hier, devenu son ennemi. On pouvait craindre une dramatique confrontation.

Meir répéta à Rob les préceptes du Lévitique : les Juifs pouvaient manger tous les ruminants au sabot fendu ; les interdits étaient treif et non kascher : par exemple les chevaux, les ânes, les chameaux et les porcs. Parmi les oiseaux consommables, pigeon, colombe, poulet, canard, oie domestique. Au contraire, l'autruche, le coucou, les rapaces, le cygne et la cigogne, le hibou et aussi la chauve-souris étaient absolument proscrits.

« Je ne connais pas de mets plus fin, dit Rob, qu'un jeune cygne bardé de porc salé et grillé lentement au-dessus de la flamme.

– Tu n'en mangeras pas ici », répliqua Meir, un peu dégoûté.

Le lendemain, après la prière du matin, on se rendit dans la cour du rabbenu où avait lieu le shehitah, l'abattage rituel. Les quatre fils du rabbenu amenèrent un taureau noir qu'il fallut maîtriser avec des cordes tandis que les inspecteurs examinaient chaque parcelle de son corps.

« La moindre plaie, le moindre défaut de la peau rendrait la viande inconsommable, dit Simon. C'est la Loi. »

La bête une fois menée devant une auge remplie de foin, le rabbenu sortit un long couteau.

« Le bout est émoussé pour éviter de griffer la peau mais la lame est aiguisée comme un rasoir. On attend maintenant le moment favorable car l'animal doit être immobile lors de la mise à mort, sinon la viande ne serait pas kascher. »

Enfin, la gorge tranchée, un flot de sang jaillit et le taureau s'écroula mort. Un murmure de soulagement parcourut l'assistance. Puis on se tut : Reb Baruch, l'air tendu, examinait le couteau.

« Quelque chose ne va pas ? demanda froidement le rabbenu.

– Je le crains ». répondit Reb Baruch en montrant, au milieu de la lame, une très fine ébréchure du métal.

Les discussions s'élevèrent aussitôt, mais le rabbenu y mit fin après avoir, en pleine lumière, parcouru du doigt le fil du couteau.