« C'est une bénédiction que votre vue soit plus aiguë que la lame et nous protège encore, mon vieil ami », dit-il calmement.
On respira enfin. Reb Baruch sourit, vint tapoter la main du rabbenu et les deux hommes se regardèrent longuement.
Rob fut chargé de porter la bête inconsommable au boucher chrétien de Gabrovo, tandis que le second taureau était abattu et reconnu kascher sans autre incident.
« Tryavna », dit-il simplement, et le visage du boucher s'éclaira.
A voir les quelques misérables pièces qui représentaient le prix convenu, il était clair que l'animal ne lui avait pratiquement rien coûté. Honteux et furieux de voir ainsi rejetée tant de bonne viande sous un prétexte qu'il jugeait si futile, Rob alla s'asseoir à la taverne la plus proche. Dans la salle enfumée, longue et étroite comme un tunnel, il remarqua trois prostituées ; deux n'étaient plus très jeunes, mais la troisième, une blonde, lui sourit avec une expression d'innocente malice. Son verre fini, il s'approcha.
« Vous ne parlez pas anglais, je suppose ? »
Elles rirent en murmurant quelque chose ; mais il lui suffit de tendre une pièce à la plus jeune pour qu'elle quitte la table, prenne son manteau et le suive dehors. Dans la rue enneigée, il rencontra Mary Cullen.
« Bonjour ! Comment passez-vous l'hiver, vous et votre père ?
– C'est effroyable, s'écria-t-elle. L'auberge est glaciale et la nourriture infecte. Habitez-vous vraiment chez les Juifs ?
– Oui. Je dors dans une grange chaude et je suis très bien nourri. »
Il avait oublié la couleur de ses yeux, ces deux fleurs bleues, tout à coup, dans la neige.
« Je ne comprends pas qu'on puisse vivre ainsi. Mon père dit que les Juifs ont une odeur parce qu'ils ont frotté d'ail le corps du Christ après sa mort.
– Nous avons tous une odeur. Mais les Juifs s'immergent tous les vendredis de la tête aux pieds ; ils se lavent davantage que la plupart des gens. »
Elle rougit et il songea qu'obtenir un bain dans une auberge à Gabrovo devait être difficile et rare. Mary regardait la femme qui attendait un peu plus loin.
« Mon père dit que celui qui accepte de vivre avec les Juifs ne peut pas être un honnête homme.
– Votre père semblait sympathique, répliqua Rob d'un air pensif, mais c'est peut-être un âne. »
Et ils repartirent, chacun de son côté. Rob suivit blonde dans une chambre voisine, en désordre et pleine de nippes sales, qu'elle partageait sans doute avec les deux autres. Il la regarda se déshabiller.
« Dommage que je te voie après l'autre, lui dit-il, sachant qu'elle ne comprenait pas. Elle n'est pas toujours aimable, ce n'est pas vraiment une beauté, mais personne n'a l'allure de Mary Cullen. »
Il faisait froid et la fille s'était glissée sous les couvertures. Il en avait déjà trop vu. Il appréciait l'odeur musquée des femmes mais celle-ci puait et son corps terne, jamais lavé, gardait la trace sèche de vieilles sécrétions. Malgré sa longue abstinence, n'eut aucune envie de la toucher.
« Sacrée sorcière rousse ! grogna-t-il devant son regard perplexe. Ce n'est pas ta faute, à toi, pauvre pute... »
Il la paya, lui adressa un signe de tête et sortit respirer un air plus frais.
En février, il passa plus de temps que jamais à la maison d'étude, plongé dans le Coran. Il s'étonnait d'y trouver tant d'hostilité contre les chrétiens et un si violent mépris des Juifs. Les premiers maîtres de Mahomet, expliqua Simon, avaient été des Juifs et des moines chrétiens syriaques, qu'il avait espéré rallier à la nouvelle religion après l'apparition de l'ange Gabriel et la mission qui lui avait été confiée par Dieu. Mais ils s'étaient écartés de lui et ne le leur avait jamais pardonné.
Les commentaires de Simon faisaient du Coran un livre vivant. Quand ils se sépareraient, à Constantinople, Rob n'aurait plus ni l'un ni l'autre. Enfant, il avait pris l'Angleterre pour le monde ; il savait maintenant qu'il existait d'autres peuples, d'autres cultures avec des traits communs et de profondes différences.
Le rabbenu et Reb Baruch s'étaient réconciliés et les deux familles préparaient fébrilement les noces de Rohel et du jeune Reb Meshullum ben Nathan.
Le sage donna à Rob un vieux chapeau de cuir et un extrait du Talmud à étudier en persan. Certaines prescriptions semblaient contradictoires ; personne ne savait en expliquer le sens. Au bain du vendredi, le jeune étranger trouva le courage d'interroger le maître.
« Shi-ailah, Rabbenu, shi-ailah ! »
Le rabbenu sourit et Simon traduisit ses paroles.
« Pose ta question, mon fils.
– Il vous est interdit de mélanger la viande et le lait, de porter du lin avec de la laine, d'approcher vos femmes la moitié du mois. Pourquoi tant d'interdictions ?
– Pour éprouver notre foi.
– Pourquoi Dieu exige-t-il tout cela des Juifs ?
– Pour nous distinguer de vous », dit le rabbenu, le regard pétillant mais sans aucune malice dans ses paroles.
Rob suffoqua sous l'eau que Simon lui versait sur la tête.
On maria Rohel et Meshullum le second vendredi du mois d'Adar. Dès le matin, tout le monde se réunit devant la maison du père de la fiancée. A l'intérieur, Meshullum compta quinze pièces d'or, on signa le contrat et Reb Daniel rendit au couple le prix de la fiancée plus une dot de quinze autres pièces, une charrette et deux chevaux. Nathan, le père du marié, leur donna une paire de vaches laitières. Rohel, radieuse, passa devant Rob sans lui accorder un regard.
A la synagogue, on récita sept bénédictions sous le dais nuptial. Meshullum brisa un verre pour rappeler que le bonheur est éphémère et que les Juifs ne doivent jamais oublier la destruction du temple de Jérusalem. Dès lors, ils étaient mari et femme ; la fête pouvait commencer. Au son d'une flûte, d'un fifre et d'un tambour, on chanta allègrement les paroles du Cantique des Cantiques :
Mon bien-aimé est descendu à son jardin,
Au parterre d'aromates
Pour faire paître son troupeau
Et pour cueillir des lis.
Les deux grands-pères, se tenant par le bras, unirent leurs doigts et se mirent à danser. La fête dura jusqu'aux premières heures du matin. Rob mangea trop de viande, de gâteaux, ce qui le fit trop boire. Il eut une nuit agitée et, songeant au jeune couple, il se demanda si la prodigieuse érudition de Meshullum l'avait bien préparé à apprécier sa chance.
Au réveil, il distingua des bruits liquides de goutte à goutte, de ruissellement, qui s'amplifièrent jusqu'au torrent : la neige et la glace fondaient et dévalaient les pentes des montagnes. C'était le printemps.
31. LE CHAMP DE BLÉ
APRÈS la mort de sa femme, Cullen avait annoncé à Mary qu'il porterait le deuil le reste de sa vie. Elle avait accepté, comme lui, de se vouer au noir et de renoncer aux plaisirs de la société. Mais au bout d'un an, le 18 mars, elle dit à son père qu'il était temps pour eux de revenir à la vie normale.
« Je garderai le deuil, dit-il.
« Moi pas », répliqua-t-elle et il acquiesça.
Elle avait apporté d'Ecosse une pièce de laine légère, faite de la toison de leurs moutons, et à Gabrovo elle se mit en quête d'une bonne couturière. Cette femme lui conseilla de teindre le tissu avant de le faire couper. Mais toutes les teintes que permettaient les bains à base de plantes lui semblèrent trop vives ou trop neutres et elle était lasse du brun.
« J'en ai porté toute ma vie », dit-elle à son père.
Le lendemain, il lui apporta un petit pot de pâte jaunâtre.