« C'est une teinture très coûteuse.
– Je n'aime pas beaucoup cette couleur », fit-elle prudemment.
James Cullen se mit à rire.
« On appelle cela du bleu indien. Il se dissout dans l'eau et il faut prendre bien garde de ne pas te tacher les mains. En sortant de ce bain jaune, l'étoffe change de couleur à l'air et la teinture se fixe rapidement. »
Le résultat fut un beau bleu profond, comme elle n'en avait jamais vu. La robe et le manteau que lui fit la couturière furent tels qu'elle les avait souhaités, mais elle les plia et les mit de côté jusqu'au 10 avril. Ce matin-là, des chasseurs vinrent annoncer que le passage dans la montagne était enfin ouvert. L'après-midi, les voyageurs qui avaient passé l'hiver à la campagne se hâtèrent de regagner la ville, où s'affairèrent une foule de gens pour essayer d'acheter des provisions. Mary donna de l'argent à la femme de l'aubergiste pour se faire monter de l'eau chaude à l'étage des chambres des femmes. Elle réussit à se laver les cheveux, puis tout le corps, s'habilla et sortit au soleil pour achever de se sécher en se coiffant avec un peigne de bois.
Dans la rue principale, encombrée de chevaux et de charrettes, une bande d'hommes avinés passaient au grand galop sans souci des dégâts qu'ils laissaient derrière eux. Un attelage s'était renversé, des hommes s'efforçaient de retenir leurs chevaux hennissants.
« Quels sont ces gens qui bouleversent la ville ? demanda Mary.
– Ils se disent chevaliers chrétiens, fit son père froidement. Ils sont plus de quatre-vingts Français, venus de Normandie, pour faire le pèlerinage de Palestine.
– Ils sont dangereux, madame, ajouta Sereny. Ils portent des cottes de mailles, leurs chariots sont pleins d'armures. Ils ne dessoûlent pas et mettent à mal les femmes. Restez près de nous, madame. »
Elle le remercia, mais elle n'entendait pas dépendre de son père et de Sereny sous prétexte que quatre-vingts brutes terrorisaient le bourg.
Les Cullen menèrent leurs bêtes dans un grand champ où se regroupait la caravane. Kerl Fritta, déjà devant sa table, travaillait activement aux inscriptions. Leur retour fut salué par les anciens qui avaient fait avec eux la première partie du voyage ; ils se trouvèrent vers le milieu de la colonne car beaucoup de nouveaux s'étaient rangés derrière eux.
Au crépuscule, Mary vit enfin arriver ceux qu'elle attendait : les cinq Juifs à cheval, puis la petite jument baie ; maître Cole conduisait la charrette bariolée et brusquement elle sentit battre son cœur. Egal à lui-même, Rob semblait heureux d'être revenu et salua les Cullen aussi chaleureusement que si elle et lui ne s'étaient pas quittés fâchés lors de leur dernière rencontre. Plus tard, ils échangèrent quelques propos de bon voisinage à propos d'approvisionnement. Avait-il seulement remarqué sa robe neuve ?
« C'est exactement la nuance de vos yeux », dit-il enfin.
Etait-ce un compliment ? Elle remercia sans en être sûre, et, voyant approcher son père, s'en alla à contrecœur auprès de Sereny qui montait la tente.
Fritta remit d'un jour le départ, espérant que les chevaliers normands quitteraient la ville avant lui. Ils avaient causé de graves désordres ; mieux valait les avoir devant soi que dans le dos. Mais les gens murmuraient et la caravane, enfin, s'ébranla pour sa dernière longue étape vers Constantinople. On passa le col entre les hautes montagnes ; de l'autre côté, le plat pays succéda aux collines. Il était clair que la porte des Balkans séparait deux contrées bien différentes : l'air devint plus doux, puis la chaleur augmenta d'heure en heure. A Gornya, les fermiers laissèrent les voyageurs camper dans les vergers, leur vendirent de l'alcool de prune, des oignons nouveaux et un lait fermenté si épais qu'on le mangeait à la cuiller.
Au petit matin, Mary entendit comme un roulement de tonnerre qui se rapprochait, bientôt mêlé de cris d'hommes et de hurlements sauvages. Sortant de la tente, elle aperçut la chatte du barbier, mobile sur la route, comme fascinée. Alors les chevaliers français passèrent au galop tels des démons de cauchemar, noyant tout d'un nuage gris. Mme Buffington n'était plus blanche : les sabots des chevaux l'avaient écrasée dans la poussière. Mary souleva le petit corps broyé.
« Vous allez tacher votre robe avec le sang », dit Cole brutalement.
Elle le vit soudain au-dessus d'elle, le visage pâle défait. Il prit la chatte, une bêche et quitta le camp. Elle ne s'approcha pas quand il revint mais lui trouva, de loin, les yeux rouges, sans s'étonner qu'il pût pleurer sur un chat. Malgré sa carrure et force, c'était son cœur vulnérable qui l'attirait.
Les jours suivants, elle se tint à l'écart. Le soleil devenait plus chaud chaque jour : ce n'était pas un temps à porter de la laine. Elle trouva dans ses vêtements d'été des tenues plus légères mais trop fragiles pour le voyage, et finit par enfiler une sorte de robe-sac sur une chemise de coton en nouant un cordon à la taille. Elle se coiffa d'un chapeau de cuir à large bord, bien que son nez et ses joues fussent déjà couverts de taches de rousseur.
Ce matin-là, comme elle était descendue de cheval pour marcher un peu, il lui sourit.
« Venez avec moi dans la charrette », dit-il.
Elle monta sans hésitation, profondément heureuse de s'asseoir près de lui. Alors, fouillant derrière le siège, il sortit lui aussi un chapeau de cuir, mais de ceux que portent les Juifs.
– Où avez-vous trouvé ça ?
– C'est leur saint homme, à Tryavna, qui me l'a donné. »
Ils virent Cullen leur jeter un regard noir et se mirent à rire.
« Je suis surpris qu'il vous laisse me rendre visite.
– Je l'ai persuadé que vous étiez inoffensif. »
Ils se regardèrent tout à leur aise. Rob avait un beau visage malgré son nez cassé et, dans les traits impassibles, la clef de son caractère était le regard ferme, profond, plus mûr que son âge. Elle y sentait une solitude qui répondait à la sienne.
« ... les hivers doivent être courts et doux car les récoltes sont en avance. »
Elle ne l'écoutait pas, refusant de rompre l'intimité qu'ils venaient de partager.
« Je vous ai détesté ce jour-là, à Gabrovo. »
Un autre aurait protesté ou souri, mais lui ne répondit pas.
« A cause de cette Slave. Comment avez-vous pu aller avec elle ? Je l'ai haïe, elle aussi.
– Ne gaspillez pas votre haine. Elle était pitoyable et je ne lui ai pas menti. Vous voir a tout gâché pour moi. »
Elle n'avait jamais douté qu'il lui dirait la vérité, et quelque chose de chaleureux et de triomphant grandit en elle comme une fleur. Ils pouvaient à présent parler de n'importe quoi, du voyage, du bois pour le feu... de tout sauf de la chatte blanche et d'eux-mêmes. Mais les yeux de Rob, en silence, lui disaient le reste.
De temps en temps, la caravane dépassait quelque troupeau et Cullen s'arrêtait pour interroger les propriétaires ; les bergers lui conseillaient toujours les merveilleux moutons d'Anatolie. Au début de mai, à une semaine de la Turquie, il ne cachait plus son excitation, alors que Mary, au contraire, mettait tous ses soins à ne pas lui montrer la sienne, craignant qu'il devine ses sentiments et lui interdise de voir Rob.
Un soir d'orage, Cole apporta un flacon d'eau-de-vie et les deux hommes ne tardèrent pas à s'entretenir cordialement de moutons ; Cullen parla de son pays, de la famille de sa femme et de la naissance de Mary, un soir de tonnerre et d'éclairs comme celui-ci, dans la maison de son grand-père Tedder à l'embouchure de la Clyde. Rob, attentif, posait des questions et Mary priait pour que son père ne voie pas, dans l'ombre, la main du barbier posée sur son bras nu.
Le 11 mai, Kerl Fritta décida une halte d'une journée pour réparer les charrettes et acheter des provisions chez les fermiers du voisinage. Cullen, impatient comme un enfant, voulut passer la rivière avec Sereny et aborder du côté turc. Une heure après son départ, Mary et Rob montaient à cru le cheval noir, loin du bruit et de la foule, Simon les avait aperçus et, poussant les autres du coude, il s'était mis à rire. Elle le remarqua à peine ; la tête lui tournait, peut-être à cause de ce soleil de feu. Les yeux fermés, serrant à pleins bras le torse d'homme pour ne pas tomber, elle se laissa aller contre son large dos.