Il s'arrêta devant la statue de Constantin le Grand, premier empereur romain converti au christianisme, qui avait conquis Byzance sur les Grecs et en avait fait le joyau du christianisme en Orient. Plus loin, Rob découvrit tout un quartier de petites maisons de bois, à étages et balcons, qui lui rappela l'Angleterre. Cette ville cosmopolite, charnière entre deux continents, possédait un quartier grec, un marché arménien, un secteur juif, et brusquement, après tant de charabias incompréhensibles, il entendit des mots persans.
Aussitôt, il se fit indiquer une bonne écurie, chez un nommé Ghiz à qui il pourrait laisser sa jument. Elle l'avait bien servi et méritait maintenant repos et abondance de grain. L'homme lui proposa une chambre dans sa propre maison, en haut du « chemin des 329 marches. » Propre et claire, elle valait ascension. Il regarda par la fenêtre le Bosphore où fleurissaient les voiles, plus loin les coupoles et les minarets aigus comme des lances, et il comprit que les puissantes fortifications étaient la défense de la chrétienté contre l'islam. A quelques pieds de fenêtre finissait le territoire de la Croix. Au-delà du détroit, commençait celui du Croissant.
Cette nuit-là il rêva de Mary. Au réveil, fuyant sa chambre, il trouva des bains publics où, après une douche rapide, il se prélassa comme un Césac dans la chaleur du tepidarium. Affamé et plus optimiste, il s'en fut au marché juif acheter des petits poissons frits et une grappe de raisin noir, qu'il mangea tout en cherchant ce dont il avait besoin.
On vendait un peu partout des tsisith, ces dessus qui permettaient aux Juifs, avait expliqué Simon, de respecter la prescription biblique, leur faisant une obligation de porter toujours des franges au bas de leurs vêtements. Chez un marchand juif qui parlait persan, il prétendit en acheter un pour un ami de sa taille, ce dont l'autre se moquait bien. Il n'osa pas non plus tout prendre au même endroit et retourna aux écuries voir si Cheval était bonnes mains.
« Vous avez une belle voiture, lui dit Ghiz. Je l'achèterais volontiers.
– Elle n'est pas à vendre.
– Dommage d'atteler une bête si misérable à une charrette comme ça qui n'a besoin que d'un coup de peinture. Vous aurez du mal à vous en débarrasser.
– Elle n'est pas à vendre non plus. »
Rob avait vu tout de suite que Ghiz feignait de vouloir la charrette pour cacher son envie de la jument. Il réprima un sourire à l'idée que cette pauvre ruse s'adressait à un professionnel ; ayant la voiture sous la main, il s'amusa, pendant que l'homme était occupé ailleurs, à lui préparer quelques tours de sa façon. Il lui tira une pièce d'argent de l'œil gauche, escamota une balle sous un foulard qu'il fit changer trois fois de couleur et lui offrit enfin, comme à une fille rougissante, du ruban tiré de ses lèvres.
Le maître d'écurie, fasciné, invoquait Allah et son Prophète. Rob aurait pu lui vendre n'importe quoi.
Au repas du soir, on lui servit une boisson brune, épaisse, écœurante et il en offrit à un prêtre assis à la table voisine ; vêtu, selon l'usage du pays, d'une longue robe noire et d'un haut chapeau cylindrique aux bords étroits, c'était un homme rougeaud aux yeux écarquillés, désireux de mettre à l'épreuve sur un Européen sa connaissance des langues occidentales. Ne sachant pas l'anglais, il essaya le normand, le franc ; enfin, ils s'entretinrent en persan. C'était un prêtre grec, le père Tamas. L'alcool le mit de bonne humeur et il le but à grands traits.
« Vous comptez vous établir à Constantinople, maître Cole ?
– Non. Je pars pour l'Orient dans l'espoir d'y trouver des herbes médicinales à rapporter en Angleterre. »
Le prêtre lui conseilla de hâter son voyage car le Seigneur, disait-il, avait ordonné une juste guerre entre la seule Eglise véritable et le sauvage musulman. Il fallait, avant de partir, voir absolument Sainte-Sophie, la plus belle église du monde. L'empereur Constantin lui-même, qui l'avait fait édifier, était tombé à genoux en y entrant pour la première fois : « J'ai fait mieux que Salomon ! » s'était-il écrié.
« Ce n'est pas sans raison que le chef de l'Eglise s'est établi dans cette magnifique cathédrale.
– Le pape Jean a-t-il quitté Rome ? demanda Rob, surpris.
– Jean XIX reste le patriarche de l'Eglise chrétienne de Rome. Mais Alexis IV est celui de l'Eglise chrétienne de Constantinople. Il est ici notre seul pasteur », dit froidement le père Tamas.
Le lendemain matin, Rob retourna aux bains d'Auguste, déjeuna dans la rue de pain et de prunes fraîches, puis alla au marché choisir avec le plus grand soin un châle de prière à franges, des phylactères et deux grands caftans.
Quittant le bazar par une rue qu'il ne connaissait pas, il se trouva près de Sainte-Sophie dont il franchit les portes monumentales. Dans cet espace immense admirablement proportionné, de pilier en arc, d'arc en voûte, de voûte en coupole, les milliers de flammes des lampes à huile se reflétaient sur l'or des icônes, les murs de marbres précieux, le brocart des chasubles. La nef était presque vide. Il s'assit sous un christ torturé dont il sentit le regard le pénétrer. Curieusement, sa trahison calculée réveillait en lui un sentiment religieux. Il se leva et, debout, en silence, il affronta ce regard.
« Il faut que je le fasse. Mais je ne t'abandonne pas », dit-il à haute voix.
De retour dans sa chambre, en haut de la colline, il posa sur la table le petit carré de métal poli qui lui servait de miroir ; puis il coupa ses cheveux longs et emmêlés au-dessus des oreilles en ne laissant que les boucles rituelles, les peoth. Il se dévêtit et enfila le tsitsith avec une vague inquiétude : il lui semblait que les franges rampaient contre sa peau. Le caftan noir était moins impressionnant, ce n'était qu'un manteau long : rien de religieux. La barbe était encore clairsemée. Il arrangea les boucles sous le chapeau en forme de cloche, qui heureusement, semblait déjà vieux et usagé.
Il lui fallait un nom. « Reuven »n'avait été à Tryavna qu'une caricature hébraïque de son identité de goy.
Jesse... Un nom qui lui rappelait les lectures à haute voix que Mam lui faisait de la Bible. Un nom fort, avec lequel on pouvait vivre : le nom du père du roi David. Puis il choisit Benjamin comme patronyme, en l'honneur de Merlin, qui lui avait appris ce qu'un médecin pouvait être. Il dirait qu'il venait de Leeds, car il se rappelait très précisément les maisons juives de là-bas.
Dans la rue, il eut envie de fuir en voyant trois prêtres marcher à sa rencontre ; l'un d'eux était le père Tamas. Ils allaient tous trois d'un pas lent, noirs comme des corbeaux et absorbés dans leur conversation. Rob se força à avancer et dit en les croisant :
« La paix soit avec vous. »
Le prêtre grec jeta au Juif un regard méprisant sans répondre à son salut. Calme et confiant, désormais, Jesse ben Benjamin de Leeds sourit et continua son chemin à grands pas, la main contre sa joue droite, comme le rabbenu de Tryavna quand il se promenait, perdu dans ses pensées.
TROISIÈME PARTIE
Ispahan
34. LA DERNIÈRE ÉTAPE
MALGRÉ sa nouvelle apparence, Jesse se sentait encore Rob J. Cole en se rendant au caravansérail à midi. Un important convoi préparait son départ pour Jérusalem et la grande cour n'était qu'un désordre de chameaux, d'ânes et de voitures, où se répondaient les cris des bêtes et des humains qui protestaient les uns contre les autres. Quelques chevaliers normands monopolisaient la zone d'ombre au nord des entrepôts ; vautrés par terre, ivres morts, ils insultaient les passants.