Rob, assis sur un ballot de tapis de prière, observait le chef des caravanes : un robuste Turc coiffé d'un turban noir, sur des cheveux grisonnants qui avaient dû être roux. Simon lui avait dit grand bien de ce Zevi qui, en effet, semblait avoir l'œil à tout, gourmandait les chameliers, réglait les différends entre marchands et transporteurs, conférant sur la route à suivre avec le maître de caravane, contrôlant les bons de chargement.
Un Persan s'approcha, un petit homme aux joues creuses, à la barbe ponctuée de restes du gruau matinal, coiffé d'un turban orange, sale et trop étroit pour son crâne.
« Où vas-tu, l'Hébreu ?
– J'espère partir bientôt pour Ispahan.
– Ah ! La Perse ? Tu veux un guide, effendi ? Je suis né à Qum, près d'Ispahan, et je connais chaque pierre et chaque buisson de la route. Les autres te feront faire le détour par la côte, puis à travers les montagnes persanes. Ils ont peur du raccourci par le grand désert salé. Moi, je te le ferai traverser par les points d'eau, en évitant les brigands. »
Rob fut tenté d'accepter et de partir sur-le-champ en se rappelant les bons services de Charbonneau. Mais il y avait dans cet homme quelque chose de fuyant, et il refusa d'un signe de tête.
Peu de temps après, un des nobles pèlerins passa près de là et, titubant, tomba sur lui.
« Sale Juif ! » dit-il et il cracha.
Rob se leva, rouge de colère ; le Normand empoignait déjà son épée quand Zevi apparut soudain.
« Mille pardons, monseigneur ! Je vais m'occuper de celui-ci », dit-il au chevalier, puis il s'éloigna en poussant devant lui le barbier stupéfait qui écouta sans comprendre le déluge verbal de Zevi.
« Je ne parle pas bien la Langue, et je n'avais pas besoin de ton aide, dit-il, cherchant ses mots en persan.
– Vraiment ? Eh bien, tu serais mort, jeune bœuf.
– C'était mon affaire !
– Non et non ! Dans un endroit bourré de musulmans et de chrétiens soûls, tuer un seul Juif c'est comme manger une seule datte : ils en auraient profité pour massacrer le plus possible des nôtres, et ça, ça me regarde ! Qu'est-ce que c'est que ce Yahud qui parle persan comme un chameau, ignore sa propre langue et cherche la bagarre... ? Comment t'appelles-tu et d'où viens-tu ?
– Je suis Jesse, fils de Benjamin, et je viens de Leeds.
– Où c'est ça, Leeds ?
– En Angleterre.
– Un Inghiliz ! Je n'avais encore jamais vu un Juif anglais.
– Nous sommes peu nombreux et dispersés. Il n'y a pas de communauté, là-bas ; ni rabbenu, ni synagogue, ni maison d'étude. Nous entendons rarement la Langue, c'est pourquoi j'en sais si peu.
– Dommage d'élever ses enfants là où ils ne sentent pas la présence de leur Dieu et où ils n'entendent pas leur langue, soupira Zevi. C'est dur d'être juif. »
Il hocha la tête quand Rob lui demanda s'il connaissait une grande caravane bien armée en partance pour Ispahan.
« Un guide m'a fait des propositions.
– Un salaud de Persan, avec un petit turban et une barbe sale ? Il t'aurait mené tout droit chez les brigands. Et tu te serais retrouvé couché dans le désert, la gorge ouverte et dépouillé de tout. Il vaut mieux te joindre à une caravane de notre peuple... Reb Lonzano, dit-il après avoir longuement réfléchi. C'est peut-être la bonne solution. »
Comme on l'appelait pour une bagarre de chameliers, il lui donna rendez-vous en fin d'après-midi.
Rob le trouva dans la cabane qui lui servait de retraite au caravansérail, avec trois marchands juifs de Mascate. Ils retournaient chez eux dans le golfe Persique. Reb Lonzano était le chef ; il avait encore la barbe et les cheveux bruns mais ses rides et son regard sérieux le vieillissaient. Loeb ben Kohen et Aryen Askari, plus jeunes et hâlés comme les gens qui voyagent, attendaient le verdict de leur aîné.
« Ce malheureux, dit Zevi, a été élevé comme un goy, ignorant, dans une lointaine terre chrétienne, et il a besoin qu'on lui prouve que les Juifs peuvent s'entraider.
– Que vas-tu faire à Ispahan ? demanda Lonzano.
– Je vais étudier pour devenir médecin.
– Ah oui ! Le cousin de Reb Aryeh est étudiant à la madrassa d'Ispahan. »
Reb aurait aimé en savoir davantage, mais ce n'était pas le moment.
« Peux-tu payer ta part dans les frais du voyage ? Partager le travail et les responsabilités ?
– Oui, absolument. De quoi fais-tu commerce, Reb Lonzano ?
– Les perles, répondit de mauvaise grâce le chef, qui tenait manifestement à garder l'initiative des questions.
– Quelle est l'importance de votre caravane ?
– Nous sommes la caravane », dit Lonzano, avec aux coins de la bouche l'ombre d'un sourire.
Rob n'en revenait pas. Il se tourna vers Zevi.
« Comment trois hommes peuvent-ils m'assurer une protection contre les bandits et tous les autres périls ?
– Ecoute-moi, ce sont de vrais voyageurs. Ils savent quand il faut ou non prendre des risques, quand il faut se terrer, où trouver aide et assistance tout le long du chemin. Et toi, ami, qu'en dis-tu ? continua Zevi en s'adressant à Lonzano. Le prends-tu avec vous ou non ? »
Le Juif regarda ses deux compagnons, toujours impassibles et silencieux, mais sans doute s'étaient-ils mis d'accord puisqu'il hocha la tête.
« Parfait. Sois le bienvenu. Nous partons demain à l'aube, de la cale du Bosphore.
– J'y serai avec ma jument et ma charrette. »
Aryeh renifla, Loeb soupira et leur aîné fut catégorique :
« Ni charrette ni cheval. Nous traversons la mer noire dans de petits bateaux pour éviter la route de terre, longue et dangereuse.
– Ils t'acceptent, c'est une chance ! dit Zevi en osant la main sur le genou de Rob. Vends la voiture et la jument. »
l fallut bien se décider.
« Mazel ! » s'écria Zevi satisfait, et il leur versa du vin rouge de Turquie pour sceller l'accord.
En voyant arriver son client à l'écurie, Ghiz n'en crut pas ses yeux. Ce magicien était capable de toutes les métamorphoses ?
« Vous êtes Yahud ?
– Oui, et j'ai changé d'avis : je vends la voiture. »
Le Persan, maussade, fit une offre dérisoire. « Non, j'en veux un bon prix.
– Alors vous pouvez la garder... Mais si vous vouliez vendre la jument...
– Je vous en fais cadeau. »
L'homme, sourcils froncés, cherchait à deviner le piège.
« Il faut payer cher la charrette et je donne la jument. »
Il alla pour la dernière fois frotter les naseaux de Cheval en la remerciant silencieusement de ses loyaux services.
« Retiens ceci, dit-il à Ghiz : cette bête est courageuse, mais elle doit être bien nourrie et bien soignée. Si à mon retour je la trouve en bonne santé, tout ira bien, sinon... »
Le maître d'écurie pâlit sous son regard et détourna les yeux.
« Je la traiterai bien, l'Hébreu, très bien ! »
Cette charrette, qui avait été son foyer pendant tant d'années, c'était maintenant le dernier souvenir du Barbier. Il laissa presque tout le chargement – une aubaine pour Ghiz –, ne prenant que les instruments de chirurgie, ses armes, un assortiment d'herbes médicinales et quelques autres objets. Il pensait avoir été raisonnable, mais le lendemain matin, dans les rues obscures, son grand sac de toile lui parut encore lourd à porter, et quand il arriva, dès l'aube, à la cale, Lonzano fit la grimace en voyant le volumineux bagage.
On traversa le détroit sur une sorte de yole, qui n'était guère qu'un tronc creusé, frotté d'huile, équipé d'une seule paire de rames aux mains d'un gars apathique. De l'autre côté : Uskudar, une agglomération de huttes le long du front de mer, avec toutes sortes de bateaux au mouillage. Rob, consterné, apprit qu'il y avait une heure de marche d'ici la crique où ils embarqueraient. Il remit donc le sac à l'épaule et suivit les autres.