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– Il a grandi parmi les étrangers et, s'il ne sait pas, c'est l'occasion de lui apprendre. Moi, Reb Lonzano ben Ezra ha-Levi de Mascate, je lui enseignerai certaines coutumes des siens. »

Il lui montra en effet comment placer les phylactères. Il fallait enrouler trois fois le cuir en haut du bras, pour former la lettre hébraïque shin, puis sept fois autour de l'avant-bras, de la main et des doigts pour les lettres dalet et yud, ce qui donnait le mot Shaddai, l'un des sept noms de l'Ineffable. On y ajoutait des prières, entre autres un passage d'Osée : « Et Je te lierai à Moi pour toujours... dans la justice et la vérité, l'amour et la compassion. Tu Me seras uni dans la fidélité et tu connaîtras ton Seigneur. »

Comment répéter ces mots sans trembler, quand on a promis de rester fidèle en prenant l'apparence d'un Juif ? Mais le Christ n'avait-il pas été juif ? Il avait sans doute des milliers de fois posé les phylactères en disant les mêmes prières ?

Le cœur plus léger, Rob remarqua que sa main devenait violette sous la pression du cuir ; le sang était retenu dans les doigts par un bandage serré. Mais d'où venait-il, et où allait-il en quittant la main quand le lien se relâchait ?

« Autre chose, dit Lonzano en retirant ses phylactères, tu ne dois pas négliger de chercher le secours divin sous prétexte que tu ne connais pas la Langue. Il est écrit que celui qui ne sait pas les formules peut au moins penser au Tout-Puissant. Cela aussi est une prière. »

Les grands pieds de Rob traînaient presque par terre mais le petit âne n'en supportait pas moins son poids et se montrait parfaitement adapté à la montagne. Lonzano ne cessait de presser sa monture avec une baguette épineuse.

« Pourquoi tant de hâte ? »

Ce fut Loeb qui répondit.

« Il y a par ici des brigands qui tuent les voyageurs, les Juifs surtout, qu'ils détestent particulièrement. »

Ils connaissaient le chemin par cœur. Sans eux, jamais Rob n'aurait pu survivre dans cette région étrangère et hostile. La piste montait et descendait à pic, serpentant à travers les chaînes ténébreuses de la Turquie orientale. Le cinquième jour, en fin d'après-midi, ils atteignirent une rivière au cours tranquille entre des rives rocailleuses. C'était la Coruh, dit Aryeh, mais quand Rob voulut y remplir sa gourde, son compagnon l'arrêta, l'informant avec agacement que l'eau était salée, comme s'il avait dû le savoir. Plus tard, à un détour de la route, ils aperçurent des chèvres et leur berger qui s'enfuit aussitôt.

« Faut-il le poursuivre ? Il va peut-être prévenir des brigands ?

– C'est un jeune Juif, dit Lonzano tranquillement. Nous arrivons à Bayburt. »

Le village comptait moins de cent habitants, dont un tiers de Juifs environ. Ils vivaient à l'abri d'une haute et forte muraille bâtie dans le roc au flanc de la montagne. La porte de la ville s'ouvrit pour les laisser passer et se referma immédiatement derrière eux.

« Shalom », dit le rabbenu sans montrer de surprise. C'était un petit homme barbu à l'expression nostalgique.

A Tryavna, on avait expliqué à Rob l'organisation juive des voyages ; cette fois, il en bénéficiait directement : on s'occupait de leurs bêtes, on rinçait leurs gourdes avant de les remplir d'eau douce au puits de la ville ; des femmes apportaient les linges mouillés pour qu'ils se rafraîchissent, et ils eurent du pain frais, de la soupe et du vin avant le rejoindre les hommes à la synagogue. Après les prières, ils se réunirent avec quelques chefs de la ville.

« Ton visage m'est familier, non ? dit le rabbenu à Lonzano.

– J'ai déjà goûté votre hospitalité il y a six ans avec mon frère Abraham et notre père Jeremiah ben Label, qui nous a quittés voici quatre ans : une égratignure au bras s'est infectée et l'a empoisonné. La volonté du Très-Haut.

– Qu'il repose en paix », fit le rabbenu avec un soupir.

Un autre l'avait connu à Mascate, ayant vécu dans sa famille dix ans plus tôt, et lui demanda des nouvelles de son oncle Issachar.

– Il se portait bien quand j'ai quitté Mascate, répondit Lonzano.

– Bien, reprit le rabbenu. La route d'Erzeroum est aux mains de bandits turcs. La peste les emporte ! Ils tuent et rançonnent à leur gré. Vous les éviterez en prenant une petite piste en altitude ; un de nos garçons vous accompagnera. »

Ils quittèrent Bayburt au petit matin par un chemin étroit et caillouteux qui surplombait des précipices et le guide les laissa sains et saufs à la grand-route. La nuit suivante, ils étaient à Karakose, où une douzaine de familles juives, de riches commerçants, vivaient sous la protection d'un puissant chef de guerre, dont le château dominait la ville. On montait l'eau à dos d'âne jusqu'à la forteresse et les citernes étaient toujours pleines en prévision d'un siège. En échange de sa protection, les Juifs devaient fournir de riz et de millet les magasins du seigneur Ali ul Hamid. Rob et ses compagnons quittèrent sans regret un lieu où la sécurité dépendait du caprice d'un homme puissant.

Ils traversaient une région dangereuse et rude, mais le réseau de solidarité était efficace : chaque soir, ils trouvaient de l'eau douce, une nourriture saine et un abri, avec des conseils pour l'itinéraire suivant. Le visage de Lonzano perdait peu à peu son expression soucieuse. Un vendredi après-midi, ils arrivèrent à Igdir, un petit village à flanc de montagne, et y séjournèrent un jour de plus pour ne pas voyager pendant le sabbat. Ils se délectèrent de cerises noires et de gelée de coings. Aryeh lui-même était plus détendu et Loeb expliqua à Rob le langage par signes dont les marchands juifs usaient en Orient pour conduire leurs négociations sans le secours de la parole.

« On le fait avec les mains : un doigt tendu signifie dix, plié, cinq ; tenu de manière à n'en montrer que le bout, cela fait un ; la main entière compte pour cent et le poing fermé pour mille. »

Le matin où ils quittèrent Igdir, ils chevauchèrent côte à côte, marchandant en silence avec leurs mains, négociant des cargaisons imaginaires, achetant et vendant des épices, de l'or, des royaumes...

« Nous ne sommes pas loin du mont Ararat », dit Aryeh.

Rob observait le paysage aride, hostile, montagneux.

« Qu'est-ce que Noé a bien pu penser en quittant l'arche ? » demanda-t-il, et Aryeh haussa les épaules.

A Nazik, ils furent retardés par un mariage turc. La communauté juive était établie dans un grand défilé rocheux et comptait quatre-vingt-quatre habitants au milieu d'Anatoliens peut-être trente fois plus nombreux.

« Nous n'osons pas quitter notre quartier, dirent-ils. La fête est commencée et les Turcs sont très excités. »

Ils restèrent enfermés quatre jours. La nourriture ne manquait pas et il y avait un bon puits. Les voyageurs dormirent sur de la paille propre dans une grange, fraîche malgré le soleil ardent. Ils entendaient, venant de la ville, des bruits de bagarre et de festivités d'ivrognes. Il plut une bordée de pierres lancées de l'autre côté du mur sur le quartier juif, mais personne ne fut blessé. Le calme revenu, un des fils du rabbenu s'aventura chez les Turcs : leur fête sauvage les avait épuisés.

Il fallut ensuite traverser une région sans colonie juive ni protection. Le troisième matin après le départ de Nazik, ils descendirent de leurs ânes au bord d'une grande étendue d'eau bordée d'une boue blanche et craquelée.

« C'est le lac Urmiya, dit Lonzano. Il est salé et peu profond. Au printemps, les ruisseaux charrient les minéraux jusqu'ici du haut des montagnes, mais aucun cours d'eau ne vide le lac, et quand le soleil d'été l'assèche, le sel se dépose au bord, mets-en une pincée sur ta langue. »

Rob goûta, prudemment, et fit la grimace.

– Tu as goûté la Perse, dit Lonzano en riant.