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– Nous sommes en Perse ?

– Oui. C'est la frontière. »

Rob était déçu. Un si long voyage pour... ça !

« Ne t'inquiète pas. Tu vas adorer Ispahan, j'en suis sûr. Repartons, nous avons beaucoup de chemin à faire. »

Mais le barbier tint d'abord à pisser dans le lac Urmiya, pour ajouter sa « cuvée spéciale » anglaise au sel persan.

36. LE CHASSEUR

 

ARYEH ne cachait pas son hostilité. Il surveillait ses paroles devant Lonzano et Loeb, mais dès qu'ils ne pouvaient plus l'entendre, ses remarques à l'égard de Rob devenaient franchement désagréables. Le barbier, plus grand et plus fort, était parfois tenté de le frapper. Lonzano lui conseilla l'indifférence.

« Même chez nous, Aryeh n'a jamais été des plus aimables et il n'a pas l'âme d'un voyageur. Quand nous avons quitté Mascate, moins d'un an après son mariage, il n'avait pas envie de laisser son enfant. Nous avons tous une famille. C'est dur parfois d'être loin de chez soi, surtout pendant le sabbat et les fêtes... Voici vingt-sept mois que nous sommes partis.

– Si cette vie de marchand est à ce point dure et solitaire, pourquoi l'avoir choisie ?

– C'est pour un Juif le seul moyen de survivre. »

Ils contournèrent le lac Urmiya par le nord-est et se retrouvèrent dans les hautes montagnes désertiques, où ils firent halte chez les Juifs de Tabriz et de Takestan. C'étaient, comme en Turquie, d'austères villes dont les habitants vivaient autour du puits communal. Kachan, elle, avait une particularité : un lion ornait la porte de la cité. Une bête fameuse, mesurant quarante-cinq empans du nez à la queue, et qui avait été abattue par le père de l'actuel empereur, après avoir décimé pendant sept ans le bétail de la région. Il était bourré de chiffons, avec des abricots secs à la place des yeux et un morceau de feutre rouge en guise de langue. Des générations de mites avaient mangé par places son pelage desséché, mais il avait des pattes comme des colonnes et gardait des dents si longues et si acérées que Rob, en les touchant, en eut le frisson.

Le rabbenu de Kachan était un homme trapu, roux, encore jeune et pourtant célèbre déjà pour son érudition.

« La route du sud n'est pas sûre, leur dit-il. Vous vous heurterez aux Seldjoukides. Leurs soldats sont plus fous que les bandits.

– Ce sont, dit Lonzano, des pasteurs qui vivent sous la tente. Des tueurs et de redoutables guerriers. Ils sévissent des deux côtés de la frontière entre la Perse et la Turquie. Nous n'avons que deux solutions : ou attendre ici pendant des mois, une année peut-être, la fin des troubles, ou éviter la montagne en allant à Ispahan par le désert et la forêt. Je ne connais pas le Dacht-i Kevir, mais j'ai traversé d'autres déserts, qui sont terribles.

– Grâce au ciel, vous n'aurez à en traverser qu'une partie, en voyageant trois jours, vers l'est puis vers le sud. Nous vous expliquerons le chemin. »

Ils se regardèrent sans rien dire. Puis Loeb, enfin, rompit le lourd silence et il exprima ce que tous les quatre pensaient.

« Je n'ai pas envie de rester ici une année. »

Ils achetèrent chacun une grande outre en peau de chèvre qu'ils remplirent avant de quitter Kachan. C'était lourd.

« Nous faut-il tant d'eau pour trois jours ? dit Rob à Lonzano.

– Un accident peut nous retenir longtemps dans le désert, et puis tu dois partager ton eau avec tes bêtes car nous aurons des ânes et des mules là-bas. Pas des chameaux. »

Un guide les conduisit jusqu'à l'endroit où partait de la route une piste à peine visible. Le Dacht-i Kevir commençait par une crête argileuse où ils avancèrent d'abord d'un bon pas, mais la nature du sol changea peu à peu et vers midi, sous un soleil de plomb, ils se retrouvèrent luttant dans une épaisseur de sable si fin que les sabots des bêtes s'y enfonçaient. Descendus de leurs montures, ils pataugèrent à leur tour, misérablement.

Rob croyait rêver : un océan de sable, à perte de vue, avec des dunes comme des vagues et, ailleurs, comme un lac tranquille à peine ridé par le vent. Pas de vie, pas un oiseau dans le ciel, pas un insecte ni un ver. Dans l'après-midi, ils dépassèrent un tas d'os blanchis, restes d'hommes et d'animaux que les nomades avaient rassemblés là pour en faire un point de repère. C'était un désert de sel. Ils longeaient parfois des marais de boue salée qui leur rappelaient les rives du lac Urmiya. Après six heures de marche, ils s'arrêtèrent, épuisés, à l'ombre d'une dune, pour repartir un peu plus tard jusqu'au crépuscule.

« Il vaudrait peut-être mieux voyager la nuit et dormir dans la chaleur du jour, suggéra Rob.

– Non ! dit vivement Lonzano. Quand j'étais jeune, j'ai traversé un désert de sel comme celui-ci avec mon père, deux oncles et quatre cousins. Nous avions décidé de voyager la nuit et il nous est arrivé malheur. Pendant la saison chaude, les lacs et les marais salés s'assèchent rapidement ; la croûte qui se forme ici ou là en surface peut céder sous les pas des hommes et des bêtes ; or il y a quelquefois dessous de l'eau saumâtre ou des sables mouvants. On ne peut pas s'y risquer dans l'obscurité. »

Il n'en dit pas davantage et Rob n'osa pas insister sur un souvenir probablement douloureux. Au crépuscule, ils s'allongèrent sur le sable, et le désert qui les avait brûlés tout le jour se refroidit. Mais il n'était pas question d'allumer un feu qui pourrait alerter d'éventuels ennemis.

Le matin, surpris de la diminution de ses réserves d'eau, Rob se contenta de petites gorgées avec le pain de son déjeuner ; il en donna bien davantage à ses animaux qu'il fit boire dans son chapeau, et savoura une agréable sensation de fraîcheur en le remettant sur sa tête.

Ils reprirent vaillamment leur marche difficile. Quand le soleil fut au zénith, Lonzano chanta les paroles de l'Ecriture : « Lève-toi et brille car c'est le temps de ta lumière, et la gloire du Seigneur est sur toi. » L'un après l'autre, tous reprirent après lui, louant Dieu, de leurs gorges sèches.

« Des cavaliers ! » cria soudain Loeb en apercevant, loin vers le sud, une sorte de nuage, comme en aurait soulevé une grande armée. Mais finalement, ce n'était qu'un nuage.

Les ânes et les mules s'étaient déjà retournés, avec la sagesse de l'instinct, pour présenter leur dos au vent chaud du désert. Il n'y avait plus qu'à s'abriter derrière eux. Dans l'air lourd, oppressant, le sable et le sel attaquaient la peau comme une pluie de cendres brûlantes.

Rob rêva de Mary cette nuit-là. Il lisait sur son visage un bonheur qui venait de lui et cela le rendait heureux. Puis elle brodait et, sans qu'il sache ni pourquoi ni comment, c'était Mam et la chaude sécurité perdue depuis ses neuf ans.

Il s'éveilla, toussant et crachotant, du sable et du sel dans la bouche, les oreilles, irritant la peau sous les vêtements. C'était le troisième matin. Selon les conseils du rabbenu, il fallait maintenant obliquer vers le sud. Mais où était le nord, où était le sud ? Rob n'avait jamais su les distinguer. Que deviendraient-ils si Lonzano se trompait de direction ? Le Dieu des Juifs les perdrait-il tous pour punir un goy pécheur ?

Il fit boire une dernière fois ses bêtes et, voyant le peu d'eau qui restait dans l'outre, jugea inutile le la conserver. De toute façon, elle ne suffirait pas lui sauver la vie. Il la finit par petites gorgées. A peine l'outre était-elle vide que la soif se fit plus terrible que jamais : ses entrailles brûlaient, il avait mal à la tête et voulant marcher il se rendit compte avec horreur qu'il titubait.

Lonzano, frappant dans ses mains, se mit à chanter : « Ai ! di-di-di, ai, di-di, ai, di ! » secouant la tête en virevoltant, levant les bras et les genoux en mesure.

« Arrête, idiot ! » cria Loeb avec des larmes de rage. Mais, un instant après, il le suivait, chantant son tour et claquant les mains.