Выбрать главу

Puis Rob et Aryeh lui-même les rejoignirent. Ils avaient tous les lèvres sèches et ne sentaient plus leurs jambes. Ils se turent enfin et continuèrent à avancer, en soulevant l'un après l'autre leurs pieds pesants. Surtout, ne pas penser qu'on était peut-être perdus !

En début d'après-midi, le tonnerre gronda au loin, longtemps avant les premières gouttes de pluie. Une gazelle passa, suivie d'un couple d'ânes sauvages. Leurs bêtes pressèrent le pas, trottant d'elles-mêmes comme pour aller au-devant de ce qui les attendait. On remonta en selle à l'extrême limite de ce sable contre lequel il avait fallu se battre trois jours durant.

Le paysage se changeait en plaine, à la végétation d'abord éparse puis plus verdoyante. Au soir, ils arrivèrent près d'un étang bordé de roseaux où plongeaient et tournoyaient des hirondelles. Aryeh goûta l'eau et la trouva bonne.

« Il ne faut pas laisser les animaux boire trop à la fois, dit Loeb. Sinon ils vont s'effondrer. »

Les ânes et les mules, prudemment abreuvés, furent attachés aux arbres. Alors chacun but et, se débarrassant de ses vêtements, se baigna parmi les roseaux.

« Dans le désert, vous aviez perdu des hommes ? demanda Rob à Lonzano.

– Nous avons perdu mon cousin Calman. Il avait vingt-deux ans.

– Est-il tombé sous la croûte de sel ?

– Non. Incapable de se maîtriser, il a bu toute son eau. Alors il est mort de soif.

– Quel sont les symptômes de la mort par la soif ?

– Je ne tiens pas à y penser, dit Lonzano, visiblement choqué.

– Ce n'est pas par curiosité que je t'interroge, mais parce que je veux devenir médecin. »

Aryeh lui jeta un regard noir. Lonzano attendit un long moment puis il parla.

« Nous nous étions égarés et chacun était responsable de son eau : interdit de la partager. La chaleur lui avait fait perdre la tête et il a tout bu. Bientôt il s'est mis à vomir mais il n'avait plus de liquide à rejeter. Sa langue est devenue noire, son palais d'un blanc grisâtre. Son esprit vagabondait, il se croyait dans la maison de sa mère. Ses lèvres se sont ridées, les dents découvertes dans sa bouche béante en un rictus féroce. Il passait du halètement au râle. Désobéissant à la faveur de la nuit, j'ai pressé dans cette bouche un linge mouillé, mais c'était trop tard. Il est mort au bout de deux jours. »

Ils restèrent silencieux dans l'eau brune. Puis Rob se mit à chanter « Ai, di-di-di, ai, di-di, ai, di ! » regarda Lonzano dans les yeux et ils se sourirent.

Le lendemain, ils repartirent dès l'aube et rencontrèrent d'innombrables petits lacs entourés de prairies. Rob en fut ravi. L'herbe haute sentait délicieusement bon ; elle était pleine de sauterelles, de criquets et de petits moustiques dont la piqûre cuisante lui causait des démangeaisons. Quelques jours plus tôt, il aurait tant aimé voir le moindre insecte ! Maintenant il oubliait les magnifiques papillons des prairies pour écraser d'une claque ces bestioles qu'il maudissait.

« Seigneur ! Qu'est-ce que c'est ? » cria tout à coup Aryeh, en montrant au loin un énorme nuage comme celui qu'ils avaient affronté dans le désert.

Mais celui-ci approchait dans un martèlement de sabots, telle une armée qui charge. Ils attendaient, pâles et angoissés. Alors il y eut un brusque fracas ; on eût dit que mille cavaliers freinaient à la fois leurs chevaux. D'abord on ne vit rien, puis, la poussière retombant, apparut une foule d'ânes sauvages, alignés de front. Hommes et bêtes se regardèrent avec curiosité.

« Hai ! » hurla Lonzano et le troupeau tourna ride pour repartir vers le nord.

Ils dépassèrent encore de petits groupes d'ânes et d'immenses troupeaux de gazelles, rarement chassés à en juger par leur indifférence à l'égard des hommes. Les sangliers étaient plus inquiétants avec leurs défenses et leurs grognements. On se mit à chanter, à l'instigation de Lonzano, pour avertir les cochons sauvages qui, sinon, pris de peur auraient pu charger.

Arrivés devant une rivière au courant rapide, entre deux talus abrupts couverts d'aneth, ils cherchèrent en vain un gué et durent pousser leurs bêtes dans l'eau. Ce fut un passage difficile, car, sur l'autre rive, la berge était raide et glissante. Dans un air chargé de jurons et du fort parfum de l'aneth écrasé, il fallut du temps pour en venir à bout. Au-delà de la rivière, des bois sauvages rappelèrent au jeune barbier les pistes forestières qu'il avait suivies avec son maître. Qu'auraient pensé ses compagnons s'il avait soufflé dans sa corne saxonne ?

A un détour du chemin, sa monture broncha : au-dessus d'eux, sur une large branche, une panthère s'apprêtait à bondir. L'âne recula, la mule sentit l'odeur du fauve, qui peut-être flaira la peur grandissante. Tandis que Rob cherchait une arme, la bête sauta.

Une longue et lourde flèche, lancée avec une force prodigieuse, claqua dans son œil droit. Ses griffes labourèrent le flanc du malheureux âne quand elle s'effondra sur Rob, le désarçonnant. Il se retrouva par terre, étouffant dans l'odeur musquée du félin dont il avait sous les yeux la fourrure noire et lustrée, la patte monstrueuse au-dessous feutré ; une griffe manquait à un des doigts, à vif et sanglant, ce qui confirmait bien que ce fauve-là n'avait pas des yeux d'abricots secs ni une langue en feutre rouge.

Des hommes sortirent des fourrés et leur maître parut, tenant encore son arbalète. II était vêtu d'indienne rouge matelassée de coton, de culottes grossières, de souliers de chagrin et d'un turban négligemment drapé. La quarantaine, solidement charpenté, il se tenait droit, avec une courte barbe noire, un nez aquilin, et dans l'œil encore le regard du tueur, tout en surveillant ses rabatteurs qui délivraient le grand jeune homme du cadavre de la panthère.

Rob se releva tremblant, les tripes nouées.

« Rattrapez ce crétin d'âne », dit-il à la cantonade, et personne ne le comprit car il s'était exprimé en anglais. L'âne, de toute façon, dérouté par cette inquiétante forêt, revenait déjà, aussi tremblant que son maître.

Chacun s'agenouilla en se prosternant la face contre terre et Lonzano obligea Rob à se baisser, s'assurant, une main sur son cou, que sa tête plongeait au plus bas. La leçon n'avait pas échappé au chasseur. Rob entendit le bruit de ses pas et aperçut les souliers de chagrin qui s'arrêtaient à quelques pouces de sa tête obéissante.

« Voilà une grande panthère morte, et un grand dhimmi mal éduqué », dit une voix amusée, et les souliers disparurent.

Le chasseur et les serviteurs portant sa proie s'en allèrent sans un mot de plus. Au bout d'un moment, les hommes à genoux se relevèrent.

« Ça va ? demanda Lonzano.

– Oui oui. »

Le caftan de Rob était déchiré, mais lui n'était pas blessé.

« Qui était-ce ?

– Ala al-Dawla, le chahinchah, le roi des rois.

– Et qu'est-ce qu'un dhimmi ?

– Cela veut dire l’ " homme du Livre ". C'est ainsi qu'on appelle les Juifs, ici. »

37. LA CITÉ DE REB JESSE

 

ILS se séparèrent deux jours plus tard à Kupayed, douze misérables maisons de brique à une croisée de chemins. Pour Rob, Ispahan était à moins d'un jour de voyage, tandis que les autres avaient encore devant eux trois semaines difficiles vers le sud, et la traversée du détroit d'Ormuz avant de rentrer dans leur pays. Il savait que sans eux et les communautés juives qui l'avaient accueilli le long de la route, il n'aurait jamais atteint la Perse. Loeb et lui s'étreignirent.

« Dieu soit avec toi. Rob Jesse ben Benjamin. »

Aryeh lui-même esquissa un sourire crispé quand ils se souhaitèrent bon voyage, sans doute aussi soulagés l'un que l'autre de se quitter.

« Quand tu seras à .l'école de médecine, fais bien nos amitiés au parent d'Aryeh, Reb Mirdin Askari. » dit Lonzano.