Rob lui prit les mains et l'autre lui sourit.
« Pour quelqu'un qui est presque un goy, tu as été un excellent compagnon et un homme de bien. Va en paix, Inghiliz.
– Va en paix, toi aussi. »
Et dans un dernier échange de bons vœux, ils se dispersèrent.
Rob montait la mule car, depuis l'attaque de la panthère, il avait transféré son sac sur le dos de l'âne effrayé, qu'il menait par la bride. Il allait ainsi moins vite mais, si près du but, il tenait à savourer la dernière partie du voyage. La route était très fréquentée. Il entendit le bruit qui lui plaisait tant et rejoignit bientôt une file de chameaux à clochettes portant chacun deux grands paniers de riz. Suivant le dernier de la colonne, il restait sous le charme de cette musique cristalline.
La forêt s'ouvrit sur un vaste plateau : partout où l'eau le permettait, des champs de riz et de pavots ; ailleurs, l'aridité du roc. Plus loin, des collines calcaires, creusées de nombreuses carrières et dont le soleil et l'ombre nuançaient la blancheur. En fin d'après-midi, sur une hauteur, Rob aperçut une petite vallée où coulait une rivière et, vingt mois après avoir quitté Londres, il découvrit Ispahan.
Une éblouissante blancheur ponctuée de bleu. Une cité voluptueuse pleine d'hémisphères et de courbes, avec de grands édifices couronnés de dômes qui brillaient au soleil, des mosquées et leurs minarets, de larges espaces verts, de hauts cyprès, des platanes. Le quartier sud se colorait de rose sous les rayons reflétés par le sable des collines.
Maintenant, il ne pouvait plus attendre. « Hai ! » cria-t-il en talonnant la mule, et, l'âne trottant derrière, ils dépassèrent à vive allure la caravane des chameaux. A quelque distance de la ville s'ouvrait une superbe avenue à quatre voies, pavée et bordée de platanes, qui franchissait la rivière au-dessus du barrage d'un bassin d'irrigation. Dans le Zayandeh, le Fleuve de la Vie, des garçons à la peau brune se baignaient en s'éclaboussant.
Derrière l'enceinte de pierre, passé l'unique porte de la cité, c'étaient de riches demeures, avec des terrasses, des vergers et des vignes. Partout des ouvertures en arc brisé, aux portes, aux fenêtres aux grilles des jardins. Au-delà, les dômes blancs et ronds qu'achevait une pointe, comme si les architectes étaient tombés amoureux fous des seins de femme. Et tout cela en pierre blanche des carrières, ornée de petits carreaux bleu foncé qui formaient des motifs géométriques ou des citations du Coran : « Il n'est de Dieu que Lui seul, le Miséricordieux », « Combats pour la religion de Dieu », « Malheur à ceux qui sont négligents dans leur prière ».
Dans les rues, une foule d'hommes enturbannés, mais pas de femmes. Rob traversa une place immense, puis une autre plus loin, en savourant les sons et les odeurs. C'était une grande communauté humaine, fourmillante, comme il en avait connu à Londres étant enfant et, sans savoir pourquoi, il se sentit à sa place et à l'aise, chevauchant à loisir dans cette cité, au nord du Fleuve de la Vie.
Appelant les fidèles à la prière, du haut des minarets, des voix mâles lui parvenaient, les unes faibles et lointaines, d'autres toutes proches. La circulation s'arrêta. Tous les hommes de la ville, tournés vers La Mecque, tombèrent à genoux, les paumes au sol, et se prosternèrent en pressant leur front contre les pavés. Rob s'arrêta et mit pied à terre, par respect. Le rite achevé, il aborda un homme d'un certain âge qui roulait son petit tapis de prière, et lui demanda où se trouvait le quartier juif.
« Le Yehuddiyyeh ? Tu descends l'avenue de Yazdegerd jusqu'au marché juif, et au bout du marché tu trouves une porte qui te mène à ton quartier. Tu ne peux pas te tromper, dhimmi. »
La place était bordée d'échoppes qui vendaient des meubles, des lampes et de l'huile, du pain, des pâtisseries qui embaumaient le miel et les épices, des habits et toutes sortes d'ustensiles, fruits, légumes, viande, poissons, poulets plumés ou vifs. Ailleurs, des châles de prière, des vêtements à franges, des phylactères. Ici, un écrivain public, là une diseuse de bonne aventure. Les femmes portaient de larges robes noires et des fichus sur leurs cheveux ; quelques-unes étaient voilées à la manière des musulmanes, les hommes barbus et vêtus comme Rob. On s'interpellait, on plaisantait, on se querellait. Il fallait hausser le ton pour se faire entendre.
Après la porte au bout du marché, des ruelles tortueuses descendaient jusqu'à un quartier aux rues étroites et aux maisons délabrées ; quelques-unes, isolées, avaient un petit jardin. Ispahan semblait vieux, mais Yehuddiyyeh bien davantage. La brique des murs virait au rose pâle. Des enfants menaient une chèvre, les gens bavardaient en riant, par petits groupes. L'heure du dîner approchait et les odeurs de cuisine vous mettaient l'eau à la bouche.
Rob trouva une écurie où il laissa ses bêtes après avoir soigné le flanc de l'âne, qui était en voie de guérison. Puis il entra dans une auberge tenue par un grand vieillard au bon sourire et au dos tordu, qui s'appelait Salman le Petit.
« Pourquoi le Petit ?
– Dans mon village, mon oncle était Salman le Grand : un érudit célèbre... Tu veux manger ? »
Après avoir loué une paillasse dans un coin de la vaste chambre commune, Rob prit des brochettes, du pilah et des petits oignons noircis par le feu.
« C'est bien kascher ? s'empressa-t-il de demander.
– Bien sûr. Tu peux manger sans crainte. »
Salman lui servit encore des gâteaux au miel et une boisson rafraîchissante qu'il appelait un sherbet.
« Tu viens de loin, dit-il.
– D'Europe.
– Oui.
– Comment le sais-tu ?
– A ta manière de parler notre langue... Mais tu apprendras, ne t'inquiète pas. Comment est-ce d'être juif en Europe ?
– C'est dur, répondit Rob en se rappelant ce qu'avait dit Zevi. Et d'être juif à Ispahan ?
– Pas mal... Les gens, instruits par le Coran, nous traitent de tous les noms, mais nous nous sommes habitués les uns aux autres. Il y a toujours eu des Juifs à Ispahan. Nabuchodonosor, quand il eut conquis la Judée et détruit Jérusalem, ramena ici des Juifs prisonniers. Neuf cents ans plus tard, le chah Yazdegerd est tombé amoureux d'une Juive, l'a épousée et elle a fait beaucoup pour son peuple. »
Après dîner, ils allèrent ensemble à la maison de la Paix, l'une des innombrables synagogues : pas de fenêtres, mais des meurtrières et une porte si basse que Rob dut se pencher pour entrer. A l'intérieur, des lampes éclairaient les piliers, mais la voûte se perdait dans l'obscurité. Les femmes se tenaient à part dans un réduit derrière un mur. Un hazzan dirigeait la prière et, toute l'assemblée marmonnant ou chantant, un hébreu médiocre et des prières hésitantes pouvaient passer inaperçus.
Sur le chemin du retour, Salman, avec un sourire malicieux, suggéra au jeune homme des plaisirs de son âge dans les quartiers musulmans.
« Il y a des femmes et du vin, de la musique et des divertissements que tu ne peux pas imaginer, Reb Jesse.
– Non, une autre fois, dit Rob en secouant la tête. Je veux garder l'esprit clair, car demain je dois négocier une affaire de la plus haute importance. »
Il ne dormit pas de la nuit, se tournant et se retournant : Ibn Sina était-il un homme d'un abord facile ?
Le matin, il trouva des bains publics et s'y lava minutieusement de toute la crasse du voyage ; il tailla sa barbe, qui avait bien épaissi, revêtit son meilleur caftan et, son chapeau de cuir sur la tête, il demanda dehors, à un mendiant, où était l'école de médecine.
« La madrassa, tu veux dire ? Près de l'hôpital dans la rue Ali. C'est au centre de la ville, à côté de la mosquée du Vendredi. »
En échange de son aumône, l'homme bénit les enfants de Rob jusqu'à la vingtième génération.