La mosquée du Vendredi était un monument massif, avec un superbe minaret autour duquel voltigeaient les oiseaux. Un peu plus loin, un marché, où dominaient les petits restaurants. Près de l'école, entourés de marchands de livres destinés aux étudiants, des immeubles d'habitation, longs et bas, des enfants qui jouaient, et une foule de jeunes gens coiffés de turbans verts. La madrassa était un ensemble de pavillons de calcaire blanc, séparés par des jardins. Sous un marronnier, six étudiants assis en tailleur écoutaient avec attention un homme à la barbe blanche qui portait un turban bleu ciel. Rob s'approcha.
« ... les syllogismes de Socrate, disait le conférencier. La vérité d'une proposition est logiquement déduite du fait que deux autres propositions sont vraies. Par exemple, du fait que, primo, tous les hommes sont mortels, et secundo, que Socrate est un homme, on peut déduire, tertio, que Socrate est mortel. »
Rob fit une grimace et s'éloigna, saisi d'un doute ; c'était là plus qu'il n'en savait, beaucoup plus qu'il n'en pouvait comprendre. Il s'arrêta devant un bâtiment très ancien, rattaché à une mosquée, pour demander à un étudiant où l'on enseignait la médecine.
« Trois bâtiments plus loin. Ici, c'est la théologie, à côté, la loi islamique, et la médecine, c'est là-bas, dit-il en désignant un dôme blanc, si parfaitement fidèle à ce que Rob connaissait de l'architecture d'Ispahan que, désormais, il l'appela toujours le Grand Téton.
A côté de la madrassa, un grand bâtiment à un étage portait l'inscription « maristan, maison des malades ». Intrigué, il en monta les trois marches de marbre et franchit la porte de fer forgé. D'une cour centrale, contenant un bassin aux poissons multicolores et des bancs sous des arbres fruitiers, rayonnaient les couloirs qui menaient aux grandes salles, pleines pour la plupart. Il n'avait jamais vu tant de patients à la fois, regroupés, semblait-il, en fonction de leurs maux : fractures, fièvres, diarrhée et autres maladies intestinales. L'atmosphère pourtant n'était pas oppressante, grâce aux larges fenêtres voilées seulement d'étoffe légère pour décourager les insectes. Des rainures en haut et en bas des ouvertures permettaient sans doute, en hiver, d'y poser des volets. Les murs blanchis à la chaux et les sols de pierre, faciles à entretenir, maintenaient une relative fraîcheur. Et une petite fontaine clapotait dans chaque salle !
Une porte fermée signalait le séjour de « ceux qu'il faut enchaîner ». Rob vit là trois hommes nus au crâne rasé, liés à une fenêtre par des colliers de fer ; deux, affalés, semblaient inconscients, mais le troisième se mit à hurler comme une bête, ses joues molles mouillées de larmes.
Dans la salle de chirurgie, il aurait voulu s'attarder devant chaque paillasse, examiner les blessures sous les pansements. Quelle promesse d'expériences quotidiennes ! Et l'enseignement de grands maîtres ! Plus loin, il crut comprendre qu'on traitait les maladies des yeux. Un solide infirmier courbait le dos sous les reproches d'un homme jeune, athlétique et merveilleusement beau, dont les yeux bruns étincelaient de colère.
« C'est une erreur, maître Karim Harun, répondait l'infirmier.
– C'est ta faute, Rumi. Je t'ai dit de changer les pansements de Kuru Yezidi, pas ceux d'Eswed Omar. Ustad Juzjani a opéré lui-même cette cataracte ; il m'a ordonné de veiller à ce qu'on ne touche pas à ses bandages avant cinq jours ! Si Eswed Omar ne guérit pas et si al-Juzjani passe sa rage sur moi, je découpe ton gros cul en rondelles comme un rôti de mouton ! »
Avisant Rob, qui était resté médusé, il fronça les sourcils.
« Que voulez-vous ?
– Parler à Ibn Sina pour entrer à l'école de médecine.
– C'est possible, mais le prince des médecins ne vous attend pas ?
– Non.
– Alors, il faut d'abord aller au premier étage du bâtiment voisin, voir Hadji Davout Hosein, le sous-directeur de l'école. Rotun bin Nasr, un cousin éloigné du chah, est directeur à titre honorifique ; il est général d'armée et ne vient jamais. Hadji Davout Hosein est notre administrateur, c'est lui que vous devez rencontrer. »
Quelques étudiants habitaient sans doute le Grand Téton, car sur le couloir obscur ouvraient une série de petites cellules. Par une porte entrebâillée près de l'escalier, Rob aperçut deux hommes qui dépeçaient un chien jaune couché sur une table, mort peut-être. Au premier étage, il demanda à un étudiant de le conduire au hadji.
Le sous-directeur était petit, mince, encore jeune, visiblement conscient de sa propre importance ; une tunique grise, le turban blanc de ceux qui ont fait le pèlerinage de La Mecque, de petits yeux noirs et, sur le front, un zabiba très marqué, témoignant de sa piété. Après l'échange des salaam, il écouta la requête de Rob et l'examina avec attention.
« Tu viens d'Angleterre, dis-tu ? C'est en Europe ? Dans le Nord ? Et combien de temps as-tu mis pour venir chez nous ?
– Pas tout à fait deux ans, hadji.
– Deux ans ? C'est extraordinaire ! Ton père est médecin, diplômé de notre école ? Non ? Un oncle peut-être ?
– Non. Je serai le premier médecin de ma famille. »
Hosein s'assombrit.
« Nous avons ici des étudiants qui descendent d'une longue lignée de médecins. Tu as des lettres d'introduction, dhimmi ?
– Non, maître Hosein, répondit Rob, que la panique gagnait. Je suis barbier-chirurgien et j'ai un peu d'expérience...
– Pas de références d'un de nos distingués praticiens ? Non ? Nous n'acceptons pas n'importe qui !
– Ce n'est pas un caprice. J'ai fait un long et terrible voyage, soutenu par ma volonté d'apprendre ce métier. J'ai appris votre langue.
– Médiocrement, d'ailleurs, dit le hadji en reniflant. Nous n'enseignons pas un métier et nous ne produisons pas des artisans. Nous formons des hommes instruits. Nos étudiants apprennent la théologie, la philosophie, les mathématiques, la physique, l'astrologie et la jurisprudence, aussi bien que la médecine. Devenus des savants et des érudits complets, ils peuvent choisir leur carrière dans l'enseignement, la médecine ou le droit. »
Rob attendait, consterné.
« Il faut bien comprendre que c'est impossible. »
Deux ans pour comprendre. Pour tourner le dos à Mary Cullen. Suer sous le soleil, grelotter dans la neige, souffrir pluies et tempêtes, désert de sel et forêt traîtresse. Escalader montagne après montagne comme une misérable fourmi.
« Je ne partirai pas sans avoir parlé à Ibn Sina », dit-il avec fermeté.
Hosein ouvrit la bouche mais quelque chose dans le regard de Rob l'arrêta. Il pâlit et hocha la tête.
« Un moment... », dit-il en quittant la pièce. Et Rob resta seul.
Quelques instants plus tard, quatre soldats entrèrent moins grands que lui, mais musclés et armés de lourdes matraques.
« Comment tu t'appelles, Juif ? demanda l'un d'eux, qui avait le visage grêlé et tenait son bâton de la main gauche.
– Jesse ben Benjamin.
– Tu es étranger ? Européen a dit le hadji ?
– Oui, d'Angleterre. C'est très loin d'ici.
– Tu as refusé de partir quand le hadji te l'a demandé.
– C'est vrai, mais...
– Il faut partir maintenant, Juif. Avec nous.
– Je ne partirai pas sans parler à Ibn Sina. »
L'homme balança son bâton. « Pas mon nez ! » pensa Rob dans son angoisse. Mais le sang coulait déjà et chaque soldat maniait le gourdin avec compétence et efficacité. Ils le cernaient, interdisant le moindre geste.
« Salauds ! » dit-il en anglais.
Ils n'avaient rien compris mais le ton leur suffit et ils frappèrent plus fort. Un coup à la tempe lui donna le vertige et des haut-le-cœur. Ils connaissaient leur travail à fond. Quand ils le virent à bout de résistance, ils laissèrent les matraques et continuèrent à coups de poing. Ils le poussèrent hors de l'école en le soutenant sous chaque bras, puis le traînèrent, attaché entre deux de leurs chevaux. Chaque fois qu'il tombait, à trois reprises, l'un d'eux mettait pied à terre et le relevait à coups de pied dans les côtes. Le chemin lui parut long, mais, comme il l'apprit plus tard, ils s'arrêtèrent, juste derrière la madrassa, à un petit bâtiment de brique qui servait de tribunal au niveau le plus bas de la justice islamique.