Un homme de haute taille venait d'entrer dans la partie surélevée de la salle où se dressait le trône royal, et il s'assit sur un des sièges placés en contrebas, à la droite de celui du chah.
« Qui est-ce ? demanda Rob au Juif qui l'avait déjà renseigné.
– C'est le grand vizir, le saint imam Mirza-aboul Qandrasseh », dit l'homme non sans inquiétude, car il n'avait échappé à personne que Rob avait déposé une requête.
Le chah Ala al-Dawla gagna l'estrade à grands pas, détacha son ceinturon et posa à terre l'épée dans son fourreau avant de prendre place sur le trône. L'assistance se prosterna, tandis que l'imam Qandrasseh invoquait la protection d'Allah sur ceux qui sollicitaient la justice du Lion de la Perse.
Aussitôt l'audience commença. Malgré le silence qui s'était établi dans la salle, Rob saisissait mal les propos des intervenants ; mais des porte-parole placés à quelques endroits stratégiques répétaient à haute voix tout ce qui se disait.
La première affaire opposait deux bergers qui se disputaient un chevreau nouveau-né : l'un était le propriétaire de la chèvre, longtemps stérile et récalcitrante ; l'autre prétendait avoir « préparé » la bête à l'efficace saillie du bouc.
« As-tu pratiqué quelque magie ?
– Excellence, je l'ai seulement chauffée avec une plume au bon endroit. »
La foule ravie trépignait et la justice royale donna raison au manieur de plume. On venait là surtout pour se divertir. Le chah ne parlait jamais, laissant apparemment l'imam prendre les décisions, non sans lui marquer ses souhaits par quelque signe.
Un maître d'école à la tenue sévère voulait ouvrir un nouvel établissement dans sa ville sous prétexte que les autres ne valaient rien, s'étendant complaisamment sur les qualités d'un directeur qui ne pourrait être que lui-même.
« Assez ! Cette demande hypocrite et intéressée est une insulte au chah. Qu'on donne à cet homme vingt coups de bâton, plaise à Allah ! »
Les cas suivants n'intéressaient personne : querelles de pâturages, interminables discussions d'anciens contrats. Les gens s'étiraient, bâillaient, se plaignaient de manquer d'air.
« Jesse ben Benjamin, Juif d'Angleterre ! » appela quelqu'un d'une voix forte.
Tandis qu'on répétait son nom à tous les échos, Rob parcourut en boitant la longue allée couverte de tapis, conscient de son caftan déchiré, de son vieux chapeau et de sa pauvre mine. Devant le trône, il se prosterna trois fois, comme il avait enfin appris à le faire. Puis, se redressant il vit l'imam, mullah noir au nez en lame de couteau, à la barbe gris fer, au visage énergique. Le chah portait le turban blanc des pèlerins de La Mecque et, glissée dans ses plis, une fine couronne d'or. Sa longue tunique blanche était d'une étoffe douce et légère, brodée de bleu et d'or, des bandes bleu foncé s'enroulaient à ses mollets et ses chaussures pointues étaient bleues, ornées de rouge sang. Visiblement, il s'ennuyait.
« Un Inghiliz ? Tu es aujourd'hui notre seul Européen. Pourquoi es-tu venu en Perse ?
– Pour y chercher la vérité.
– Tu veux embrasser la vraie religion ?
– Non, car nous reconnaissons qu'il n'y a pas Allah, mais Lui, le plus miséricordieux, dit Rob, bénissant les longues heures passées à s'instruire auprès de Simon. Il est écrit dans le Coran : " Je n'adore pas ce que vous adorez. Vous n'adorez pas ce que j'adore. Vous avez votre religion et moi j'ai la mienne. " »
Il faut être bref, se dit-il, et en peu de mots il raconta simplement comment, dans la jungle de Perse occidentale, une bête sauvage avait bondi sur lui. Le chah semblait intéressé.
« Il n'y a pas de panthères dans mon pays et, sans arme, je ne savais comment me défendre. »
Il dit qu'il devait la vie au chah Ala al-Dawla, chasseur de fauves comme son père, le vainqueur du lion de Kachan. La foule applaudit son souverain avec des cris d'approbation et l'on se répétait l'histoire jusqu'au fond de la salle. L'imam restait impassible, mais ses yeux trahissaient son irritation.
« Achève ta requête, Inghiliz, dit-il froidement.
– Il est écrit aussi que celui qui sauve une vie en devient responsable. Je demande l'aide du chah pour accomplir la mienne du mieux que je pourrai. »
Et il conta sa vaine démarche pour se faire admettre à l'école de médecine d'Ibn Sina. Les gens, enthousiasmés par l'aventure de la panthère, tapaient des pieds en mesure, à en faire trembler les murs. Et le chah, plus habitué à être craint qu'acclamé spontanément, semblait goûter ce bruyant hommage comme la plus douce des musiques. Il observa Rob un moment, puis tourné vers l'imam, il parla pour la première fois.
« Qu'on donne un calaat à cet Hébreu », dit-il.
Le peuple se mit à rire, sans que Rob comprît pourquoi.
« Viens avec moi, dit l'officier grisonnant, vêtu de cuir, dont les bras étaient couverts de cicatrices, l'oreille gauche déchirée et la bouche tordue par une blessure à la joue droite. Je m'appelle Khuff, capitaine des Portes. J'ai droit aux corvées, tu vois ! »
Remarquant le cou à vif, il sourit.
« Le carcan, hein... ? Une belle saloperie ! »
Ils quittèrent la salle des Piliers et prirent le chemin des écuries. Des cavaliers galopaient d'un bout à l'autre de la prairie, armés de longs bâtons comme des houlettes de berger.
« Ils vont se battre ?
– Non, c'est un jeu : il s'agit de frapper une boule de bois. Tu as beaucoup à apprendre ! Sais-tu seulement ce que c'est qu'un calaat ? Non ? Autrefois, quand quelqu'un trouvait grâce aux yeux d'un roi de Perse, le souverain lui remettait un de ses propres vêtements en témoignage de satisfaction. Aujourd'hui, le " vêtement royal " consiste en une pension, un costume complet, une maison et un cheval.
– Alors, je suis riche ?
– Il y a toutes sortes de calaat, dit Khuff avec ironie. Un ambassadeur a reçu des habits superbes, un palais et un coursier au harnais incrusté de pierres précieuses. Mais tu n'es pas ambassadeur ! »
Dans un vaste enclos derrière les écuries tourbillonnaient une multitude de chevaux. Le Barbier disait souvent qu'il fallait choisir un cheval qui ait une tête de princesse et un cul de putain. Rob en vit un gris qui, en plus de tout cela, avait un regard royal.
« Je peux choisir cette jument, »demanda-t-il.
Khuff ne prit même pas la peine de répondre que c'était une monture de prince, mais un étrange sourire passa sur sa bouche tordue. Il partit à cheval explorer le troupeau et ramena un hongre brun, robuste et sans esprit, aux jambes courtes et aux fortes épaules. L'animal était marqué au fer chaud d'une grande tulipe près de la cuisse.
« C'est la marque du chah, le seul éleveur de Perse. Tu peux échanger celui-ci contre un cheval portant la même tulipe mais tu ne dois pas le vendre. S'il meurt, découpe la peau avec la marque et je te l'échangerai contre un autre. »
Il lui remit une bourse, qui contenait moins de pièces que Rob n'en gagnait avec le Spécifique en un seul spectacle. Dans un entrepôt voisin, il lui trouva une selle de l'armée. Les vêtements étaient de bonne qualité mais simples : une culotte bouffante retenue à la taille par un cordon, des bandes de lin à enrouler de la cheville au genou, une chemise vague, une tunique, deux manteaux, l'un court et léger, l'autre long et doublé de mouton ; enfin un turban brun et un support en forme de cône autour duquel le draper. Rob voulait un turban vert.