« Celui-ci est mieux ; le vert est d'une étoffe lourde et médiocre. C'est bon pour les étudiants et les pauvres. »
Devant son insistance, Khuff finit par céder en lui jetant un regard de mépris. De jeunes serviteurs aux yeux vifs se précipitèrent pour amener au capitaine des Portes son cheval personnel, un étalon arabe qui ressemblait à la belle jument grise dont Rob avait eu envie. Monté quant à lui sur son paisible bourrin, avec son ballot d'habits neufs, il se mit en route comme un propriétaire, derrière Khuff, vers le quartier juif.
Après un long chemin à travers ses rues étroites, ils finirent par s'arrêter devant une petite maison de vieilles briques rouges. Un toit posé sur quatre poteaux tenait lieu d'écurie. Dans le minuscule jardin, un lézard fit un clin d'oeil à Rob avant de disparaître entre les pierres du mur ; quatre abricotiers ombrageaient des buissons d'épines qui auraient eu bien besoin d'être élagués. Il y avait trois pièces, l'une au sol de terre battue, les autres de briques usées par les pas de nombreuses générations. Le cadavre desséché d'une souris traînait dans un coin.
« Tu es chez toi », dit Khuff, et avec un signe de tête, il s'en alla.
Le pas du cheval résonnait encore dans la rue quand Rob, s'effondrant sur la terre malpropre, rejoignit la souris morte dans l'oubli.
Il dormit dix-huit heures et se réveilla ankylosé comme un vieillard. Assis dans la maison silencieuse, il regarda danser la poussière le long du rayon de soleil que laissait entrer le trou de fumée. Tout semblait quelque peu délabré : le plâtre des murs se fissurait, le bord des fenêtres s'effritait. Mais c'était sa première demeure depuis la mort de ses parents.
Dans la petite grange, il découvrit avec horreur que son nouveau cheval était resté sellé, sans nourriture et sans eau. Il le fit boire dans son chapeau, rempli au puits le plus proche, et se rendit à l'écurie où il avait laissé l'âne et la mule. II y acheta des seaux en bois, de la paille et un panier d'avoine. Les animaux soignés, il prit son costume neuf pour aller aux bains publics. Mais il s'arrêta d'abord à l'auberge de Salman le Petit.
« Je viens chercher mes affaires, lui dit-il.
– Elles sont toujours là. Mais je me suis inquiété en ne te voyant pas revenir au bout de deux nuits. On raconte qu'un dhimmi étranger s'est présenté à l'audience et a obtenu un calaat du chah... C'était toi ? »
Rob s'assit lourdement.
« Je n'ai rien mangé depuis la dernière fois que je t'ai vu. »
Il essaya prudemment du pain et du lait de chèvre, puis, comme tout allait bien, des œufs, un peu de fromage et un bol de pilah. Il sentit revenir ses forces. Aux bains, il se lava longuement, détendant son corps meurtri. Les nouveaux habits ne lui étaient pas familiers et il eut quelque difficulté à enrouler les molletières ; quant au turban, cela exigeait tout un apprentissage. Il garda donc son chapeau de cuir, en attendant.
Rentré chez lui, il se débarrassa de la souris et réfléchit. Il disposait maintenant d'une modeste aisance mais ce n'était pas là ce qu'il avait demandé. Il commençait à s'inquiéter quant survint Khuff, toujours bourru, qui déroula une sorte de parchemin étrangement mince et se mit à lire à haute voix.
Le texte officiel du calaat, chargé de formules ampoulées, énumérait les innombrables titres du souverain avant de confirmer la magnanime protection qu'il accordait à Jesse, fils de Benjamin de Leeds, sous réserve de son obéissance aux lois, etc.
« Et l'école ? demanda Rob, la voix enrouée d'angoisse.
– L'école ne me regarde pas », dit le capitaine, en partant aussi vite qu'il était venu.
Un peu plus tard, deux gaillards déposaient devant la porte une chaise à porteurs d'où sortait le hadji Davout Hosein, avec une quantité de figues pour porter chance à la nouvelle maison. Ils les mangèrent, assis parmi les fourmis et les abeilles, dans le fouillis du petit jardin.
« Ce sont d'excellents abricotiers », dit le hadji en connaisseur, puis il expliqua tout au long comment les soigner en les taillant, en les arrosant et en les nourrissant de fumier de cheval. Enfin, il se tut.
« Oui ? murmura Rob.
– J'ai l'honneur de te transmettre les félicitations et les vœux de l'honorable Abu Ali Al-Husayn ibn Abdullah ibn Sina. »
Le hadji transpirait. Il était si pâle qu'on voyait encore davantage la tache du zabiba sur son front. Rob avait pitié de lui, mais il n'en savourait pas moins ce moment délicieux – plus doux, plus exquis, plus grisant que l'arôme des petits abricots qui jonchaient le sol sous les arbres –, ce moment où Hosein remit à Jesse, fils de Benjamin, une invitation à s'inscrire à la madrassa pour étudier la médecine au maristan, où il pourrait, éventuellement, espérer devenir médecin !
QUATRIÈME PARTIE
Le maristan
39. IBN SINA
SA vie d'étudiant commença par un matin lourd et morne. Il s'habilla avec soin mais prit prétexte de la chaleur pour se dispenser des molletières. Ayant essayé sans succès de percer le secret du turban, il donna la pièce à un gamin des rues qui lui apprit à l'enrouler, bien serré autour de son support conique, en repliant l'extrémité à l'intérieur. Mais Khuff avait raison : le turban vert pesait plus de dix livres ; il s'en débarrassa et retrouva son chapeau de cuir avec soulagement. C'est ce qui le fit reconnaître immédiatement des jeunes gens qui bavardaient devant le Grand Téton.
« Voilà ton Juif, Karim ! »
Un des étudiants assis sur les marches se leva et vint à lui. C'était le beau garçon élancé qu'il avait vu houspiller un infirmier lors de sa première visite à l'hôpital.
« Je m'appelle Karim Harun, et tu es Jesse ben Benjamin, n'est-ce-pas ? Le hadji m'a chargé de te faire faire le tour de l'école et de l'hôpital et de répondre à tes questions.
– Ça va te faire regretter le carcan, l'Hébreu ! » dit quelqu'un. Les autres se mirent à rire.
Toute l'école était au courant de ses aventures. Ils commencèrent par le maristan, mais Karim allait beaucoup trop vite, manifestement pressé d'en finir avec cette corvée. Il expliqua que l'hôpital était divisé en deux sections, une pour les hommes et une pour les femmes ; les patientes étaient soignées par des infirmières, aucun homme n'ayant le droit de les approcher, en dehors du mari de chacune et des médecins. Il y avait deux salles consacrées à la chirurgie et une longue pièce au plafond bas où des pots et des flacons soigneusement étiquetés s'alignaient sur des étagères. C'était le « trésor des drogues ».
« Le lundi et le mardi, les médecins consultent à l'école. Les préparateurs fabriquent ensuite les médecines qui ont été prescrites ; ils sont honnêtes et précis dans le moindre détail, tandis qu'en ville, la plupart des marchands de remèdes sont des pourris qui te vendraient de la pisse pour de l'eau de rose. »
A côté, dans le bâtiment de l'école, Karim montra les salles d'examen, de conférence et les laboratoires, une cuisine, un réfectoire et un grand bain pour les professeurs et les étudiants.
« Il y a quarante-huit médecins et chirurgiens, qui ne sont pas tous professeurs. Avec toi, nous sommes vingt-sept étudiants en médecine, dont chacun suit l'enseignement de différents praticiens. La durée de ces apprentissages varie selon les individus, de même que celle des études. Tu peux te présenter à l'examen oral dès que ces salauds de profs décident que tu es prêt. Si tu réussis, tu deviens hakim ; sinon, il faut retravailler en attendant une autre chance.
– Il y a longtemps que tu es ici ?
– Sept ans, dit Karim amèrement ; j'ai échoué l'an dernier en philosophie et cette année en jurisprudence. A quoi sert tout ça ? Je suis déjà un bon médecin. »