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Un matin, Sayyid Sa'di, le professeur de philosophie, mentionna le gashtagh-daftaran. Rob se pencha vers son voisin, Abbas Sefi, pour lui demander ce que c'était. Mais le gros garçon se contenta de secouer la tête d'un air ennuyé.

Sentant une légère tape sur son dos, Rob se retourna et vit Karim Harun qui lui souriait.

« Un ordre d'anciens scribes, souffla-t-il. Ils ont recueilli par écrit l'histoire de l'astrologie et les débuts de la science persane. »

Une place était libre près de lui et il lui fit signe de le rejoindre. Dès lors, ils suivirent souvent les cours côte à côte.

Le meilleur moment de la journée, c'était l'après-midi quand il travaillait au maristan. Surtout lorsque, au bout de trois mois, son tour vint d'examiner les nouveaux patients. Le processus d'admission le surprit par sa complexité, mais al-Juzjani lui expliqua comment s'y prendre.

« Ecoute bien, c'est très important.

– Oui, hakim. »

Il avait appris à toujours écouter al-Juzjani, le meilleur médecin du maristan après Ibn Sina, dont il avait été l'assistant et le bras droit toute sa vie, en gardant son indépendance de jugement.

« Tu dois noter l'histoire complète du malade et, à la première occasion, la reprendre en détail avec un médecin plus expérimenté. »

On interrogeait chaque patient sur ses occupations, ses habitudes, ses contacts éventuels avec des maladies contagieuses, ses difficultés respiratoires, digestives, urinaires. Déshabillé, il était soumis à un examen médical minutieux, avec inspection des crachats, vomissements, urine et selles, prise du pouls et détection de la fièvre par la chaleur de la peau.

Al-Juzjani lui enseigna à palper des deux mains à la fois les bras, les deux jambes, les deux côtés du corps, de manière à déceler, par comparaison, tout défaut, enflure ou autre anomalie. Il lui montra aussi comment frapper du bout des doigts de petits coups secs sur le corps du malade pour découvrir la maladie par l'écoute d'un son anormal. Si étrange et nouveau que tout cela pût d'abord lui paraître, Rob en prit vite l'habitude parce qu'il avait déjà une longue expérience des patients.

Le plus dur était le soir, quand de retour chez lui il luttait contre les exigences de l'étude et celles du sommeil. Aristote s'était révélé un vieux Grec plein de sagesse ; un sujet passionnant changeait une corvée en plaisir. Mais Sayyid Sa'di lui demanda très vite de lire Héraclite et Platon ; Al-Juzjani, aussi naturellement que s'il s'était agi de mettre une bûche au feu, le pria de lire les douze livres traitant de la médecine dans l'Histoire naturelle de Pline – cela « pour se préparer à lire tout Galien l'année suivante » !

Il fallait sans cesse apprendre le Coran, et plus il en apprenait, plus il s'irritait des répétitions du message de Mahomet et de ses attaques contre les Juifs et les chrétiens. Il persévérait pourtant. Il vendit l'âne et la mule dont les soins lui prenaient du temps. Il se nourrissait en hâte et sans plaisir. Aucune fantaisie n'avait de place dans sa vie. Il lisait chaque nuit jusqu'à la limite de ses forces et s'endormait sur le livre ouvert. C'était donc pour cela que Dieu lui avait donné un corps solide et de bons yeux. Il mettait à l'épreuve son endurance pour se dépasser et devenir un homme de savoir.

Un soir, sentant qu'il était à bout et qu'il lui fallait s'échapper, il quitta sa petite maison pour se plonger dans la vie nocturne des maidans. Il ne connaissait les grandes places de la ville qu'en plein jour, brûlées de soleil, avec quelques flâneurs et des dormeurs pelotonnés dans un coin d'ombre. Tout revivait la nuit et c'était l'envers du décor : les plaisirs bruyants d'une foule de mâles de la Perse populaire. Tout le monde parlait et riait à la fois dans un tohu-bohu de foire. Des chanteurs-jongleurs, habiles et facétieux, donnèrent à Rob envie de les rejoindre. Il vit des lutteurs aux corps massifs, luisants de graisse pour rendre les prises plus difficiles, et sur lesquels les spectateurs pariaient en leur criant des conseils. Des montreurs de marionnettes donnaient un spectacle licencieux, des acrobates faisaient le saut périlleux, et les petits marchands de toutes sortes se disputaient l'attention des passants.

Il s'arrêta devant un étalage de livres, qu'éclairait une torche, et se mit à feuilleter un recueil de dessins : chacun montrait un homme et une femme, toujours les mêmes, en train de faire l'amour dans des postures qu'il n'aurait jamais imaginées.

« Les soixante-quatre complètes en images, maître », dit le marchand.

Rob n'avait pas la moindre idée de ce qu'étaient ces « soixante-quatre » ; il savait que la loi islamique interdisait de vendre ou de posséder aucune image de la figure humaine. Mais il trouva le livre passionnant et l'acheta. Puis il entra dans une taverne pleine de gens qui jacassaient, et demanda du vin.

« Nous n'avons pas de vin. C'est une chaikhana, une maison de thé, dit un serveur efféminé. Vous pouvez prendre du chai ou du sherbet, ou de l'eau de rose à la cardamome.

– Qu'est-ce que le chai ?

– Une boisson délicieuse, qui vient de l'Inde, je crois. A moins qu'elle ne nous arrive par la route de la soie. »

Rob commanda du chai et un plateau de sucreries.

« Nous avons un salon particulier. Voulez-vous un garçon ?

– Non. »

Le chai était brûlant, ambré, à la fois fade et un peu astringent, mais les sucreries étaient très bonnes. Des galeries supérieures des arcades près du maidan, venaient des mélodies, jouées par des trompettes de cuivre poli de huit pieds de long. Rob but beaucoup de chai en regardant la foule, jusqu'à ce qu'un conteur commence à réciter la légende de Jamshid, le quatrième des rois héros. La mythologie ne l'attirant pas plus que la pédérastie, il paya et traversa la cohue jusqu'à l'autre bout du maidan. Il resta un moment à regarder les chariots attelés de mules qui passaient et repassaient autour de la place, et dont les autres étudiants lui avaient déjà parlé.

Il en arrêta un, qui avait un lis peint sur la porte. A l'intérieur, il faisait noir. La femme attendait pour bouger que les mules se mettent en marche. Bientôt il y vit assez clair pour se rendre compte qu'elle était plutôt grasse et aurait pu être sa mère ; elle lui plut car c'était une honnête putain : elle ne simula ni passion ni plaisir, mais s'occupa de lui avec douceur et savoir-faire. Elle tira ensuite sur un cordon pour indiquer que c'était terminé et le maquereau assis à l'avant arrêta les mules.

« Conduisez-moi au quartier juif, lui dit Rob, je la paierai. »

Ils reposaient l'un près de l'autre, livrés aux oscillations de la voiture.

« Comment t'appelles-tu ?

– Lorna », dit-elle, et en fille bien élevée, elle ne lui demanda pas son nom.

« Moi je suis Jesse ben Benjamin.

– Salut, dhimmi, fit-elle timidement en touchant les muscles de ses épaules. De vrais nœuds de cordes ! De quoi aurais-tu peur, jeune et fort comme tu es ?

– J'ai peur d'être un bœuf alors que je devrais être un renard, dit-il, souriant dans le noir.

– Tu n'es pas un bœuf, j'ai pu m'en rendre compte, répondit-elle sèchement. Quel est ton métier ?

– J'étudie au maristan pour devenir médecin.

– Comme le chef des princes. Mon cousin a été le cuisinier de sa première épouse.

– Connais-tu le nom de sa fille ?

– Il n'a pas de fille. Ibn Sina n'a pas d'enfants. Il a deux épouses : Reza la Pieuse, qui est vieille et malade, et Despina la Vilaine, qui est jeune et belle, mais Allah – gloire à Lui ! – ne leur a pas donné de descendance.

– Je vois... »

Il la prit à loisir une fois encore avant que la voiture n'atteigne Yehuddiyyeh. Puis il guida le cocher jusqu'à sa porte et les paya tous deux généreusement. Il pouvait maintenant rentrer, allumer les lampes et affronter ses meilleurs amis et ses pires ennemis : les livres.