42. LA FÊTE DU CHAH
EN pleine ville, au milieu de toute une population, il menait une existence solitaire. Il retrouvait chaque matin ses condisciples et les quittait chaque soir. Karim, Abbas et quelques autres avaient une cellule à la madrassa ; certains, comme Mirdin, habitaient le quartier juif, mais il n'avait aucune idée de leur vie hors de l'école et de l'hôpital. La même que la sienne sans doute, remplie par la lecture et l'étude. Il était trop occupé pour se sentir seul.
Il ne passa que douze semaines à recevoir les nouveaux patients, puis il fut chargé d'une tâche qui lui faisait horreur : tout futur médecin devait à tour de rôle servir au tribunal islamique les jours où le kelonter rendait les sentences. Son estomac se révolta la première fois que, revenu à la prison, il passa devant les carcans. Le garde le mena à un cachot où gisait un homme agité et geignant. A la place de sa main droite, un chiffon bleu lié d'une corde enveloppait le moignon, au bout de l'avant-bras horriblement enflé.
« M'entends-tu ? Je m'appelle Jesse.
– Oui, seigneur.
– Quel est ton nom ?
– Djahel.
– Djahel, il y a combien de temps qu'on t'a coupé la main ? »
L'homme secoua la tête d'un air égaré.
« Deux semaines », dit le garde.
Rob retira le chiffon, qui contenait du crottin de cheval ; il avait déjà vu cela quand il était barbier-chirurgien : une pratique rarement bénéfique qui pouvait même être dangereuse. La corde, près de l'amputation, avait pénétré les chairs et le bras commençait à noircir. Il libéra le moignon et le lava soigneusement, l'enduisit de santal et d'eau de rose, puis de camphre, laissant Djahel toujours geignant mais soulagé.
Ce n'était encore que la meilleure partie de la journée car on le conduisit ensuite à la cour des exécutions. Quand il était lui-même au carcan, il avait pu s'évader dans l'inconscience. Maintenant, debout parmi les mullahs psalmodiant, il entendait les supplications d'un prisonnier au teint gris, le sifflement du sabre courbe et la tête qui roulait par terre, avec ses yeux exorbités de terreur. On emporta les restes, et vint le tour d'un jeune homme qu'on avait surpris avec la femme d'un .autre. Le même bourreau choisit cette fois une dague longue et fine pour fendre d'un geste de droite à gauche le ventre de l'adultère et répandre ses entrailles.
Heureusement, il n'y avait pas d'assassins à écarteler, mettre en pièces et exposer aux chiens et aux charognards. On requit les services de Rob pour les « peines mineures ». Un petit voleur se souilla de peur et de douleur quand on lui coupa la main. Il y avait un pot de poix brûlante, mais il n'en eut pas besoin : la violence du coup avait scellé le moignon qu'il se contenta de laver et de panser. Sa tâche fut plus difficile avec une grosse femme en larmes, convaincue d'insultes répétées contre le chah. On lui coupa la langue et, pour arrêter le flot de sang qui jaillissait de sa bouche hurlante, il fallut trouver et ligaturer un vaisseau.
Il sentit grandir en lui la haine de cette justice royale et du tribunal de Qandrasseh.
« Voici l'un de nos instruments les plus importants », dit Ibn Sina aux étudiants, avec solennité.
Il tenait une fiole d'urine, en forme de cloche, avec un large bord relevé pour recueillir le liquide. Il avait fait faire cette matula par un souffleur de verre, pour les médecins et les élèves.
Rob savait que, si l'urine contenait du sang et du pus, c'était mauvais signe ; mais le maître avait déjà consacré deux semaines de cours à ce sujet ! Etait-elle fluide ou épaisse ? Toutes les subtilités de l'odeur étaient pesées et discutées ; les traces de sucre, l'odeur de craie qui peut suggérer la présence de pierres ; l'aigreur d'un mal dévastateur. Ou simplement la forte senteur végétale qui trahit le mangeur d'asperges ? Un débit copieux signifiait que le corps éliminait la maladie ; s'il était maigre, c'est que la fièvre desséchait les fluides de l'organisme. Quant à la couleur, c'était toute une palette de jaunes, du clair à l'ocre foncé, au rouge, au brun, au noir selon les proportions des divers composants insolubles.
Pourquoi tant de cours à propos de l'urine ? Ibn Sina souriait.
« Elle vient de l'intérieur, où se produit tout ce qui est important. »
Il leur lut un passage de Galien sur l'élaboration de l'urine par les reins : « Tout boucher sait cela ; il voit chaque jour la disposition des rognons et le canal de l'urètre, qui va du rein dans la vessie. Par l'étude de l'anatomie, il comprend leur usage et la nature de leurs fonctions. »
Rob était indigné. Les médecins avaient-ils besoin des bouchers et des cadavres de porcs ou de moutons pour comprendre le corps humain ? Pourquoi ne pas aller voir à l'intérieur des hommes et des femmes ? Les mullahs de Qandrasseh ne se gênaient pas pour forniquer à l'occasion ou se soûler. Pourquoi les médecins ne pourraient-ils enfreindre leurs interdits dans l'intérêt de la science ? Personne ne parlait de mutilation éternelle et de résurrection des corps quand un tribunal religieux décapitait un prisonnier, lui faisait couper la main, la langue, ou fendre le ventre.
Le lendemain matin, deux gardes du palais vinrent le chercher avec un chariot attelé d'une mule.
« Sa Majesté fait une visite aujourd'hui, maître, et requiert votre compagnie. Le capitaine des Portes vous prie de vous hâter. »
« Qu'est-ce encore ? » se demanda Rob. Mais le soldat toussota discrètement.
« Peut-être vaudrait-il mieux que le maître mette ses meilleurs habits ?
– Ce sont ceux que je porte », dit le « maître » et ils l'installèrent à l'arrière du chariot, sur des sacs de riz.
Ils quittèrent la ville en même temps qu'un défilé de courtisans à cheval ou en chaises à porteurs, mêlés aux voitures chargées de matériel et d'approvisionnement. Malgré son perchoir rudimentaire, Rob se sentait comme un roi : il n'avait jamais été ainsi véhiculé sur une route récemment couverte de gravier et arrosée de frais. Tout un côté, réservé au chah, était jonché de fleurs.
Le trajet s'achevait chez le général Rotun bin Nasr, cousin éloigné du souverain et gouverneur honoraire de la madrassa.
« C'est lui », dirent les soldats en désignant un gros homme réjoui et volubile.
Il avait une superbe propriété. La réception allait commencer dans un jardin vaste et bien entretenu ; autour d'une grande fontaine de marbre, on avait disposé des tapis d'or et de soie, semés de coussins richement brodés. Des serviteurs s'affairaient, portant des plateaux de sucreries, de gâteaux, de vins d'aromates et d'eaux de senteur. Près de l'entrée, à une extrémité du jardin, un eunuque armé d'un sabre dégainé gardait la Troisième Porte, qui menait au harem. Selon la loi islamique, le maître de maison était seul admis dans l'appartement des femmes et tout intrus mâle risquait l'éventration.
Prévenu par les soldats qu'on ne lui demanderait aucun travail, Rob alla se promener sur une proche esplanade où se côtoyaient des animaux, des nobles, des esclaves et une armée de baladins qui semblaient répéter tous à la fois. On avait réuni là une aristocratie de quadrupèdes : une douzaine d'étalons arabes nerveux et fiers, aux regards de feu, portaient des brides incrustées de pierres précieuses, des housses de brocart ornées de perles, et des tresses de soie les attachaient à d'épais clous d'or plantés dans le sol.
A trente pas de là, des fauves superbes : deux lions, un tigre et un léopard, chacun sur un grand tapis d'écarlate, jetaient des regards endormis sûr une demi-douzaine d'antilopes blanches, aux cornes droites comme des flèches, enfermées plus loin dans un enclos.
Rob dédaigna les gladiateurs, lutteurs ou archers pour la bête géante qui avait tout de suite attiré son attention : le premier éléphant vivant qu'il ait vu à portée de sa main. Il était plus grand qu'il ne l'avait imaginé, plus que les statues de Constantinople, avec ses pattes comme des colonnes, sa peau ridée, ses oreilles aussi larges que des boucliers, sa queue minuscule et la trompe démesurée dont il se servait pour aspirer l'eau dans un bassin d'or ! Un petit Indien, qui était son cornac, expliqua fièrement :