— Soyez tranquille, monsieur. Je n’en parlerai à personne. Je dirai… à l’amiral que votre magasin était malheureusement fermé aujourd’hui. Après tout… (L’homme s’arrêta sur le pas de la porte.) Nous sommes tous les deux, après tout, des blancs.
En s’inclinant encore une fois, il se retira.
Resté seul, Childan tenait toujours le revolver.
Ce n’est pas possible, se disait-il. Cela doit être pourtant. Dieu du Ciel. Je suis ruiné. J’ai manqué une affaire de quinze mille dollars. Et ma réputation, si cette histoire transpire. Si cet homme, l’aide de camp de l’amiral Harusha, n’est pas discret.
Je me tuerai, se dit-il. J’ai perdu la face. Je ne peux pas continuer ; c’est un fait.
D’autre part, cet homme s’est peut-être trompé.
Peut-être a-t-il menti.
Il était envoyé par les United States Historie Objects pour me ruiner. Ou par West Coast Art Exclusives.
En tout cas, par l’un de mes concurrents.
Le revolver est sans aucun doute authentique.
Comment le vérifier ? Childan se creusait la tête. Ah ! je vais le faire examiner par le Département de Criminologie de l’Université de Californie. J’y connais quelqu’un ou tout au moins j’y connaissais quelqu’un autrefois. Cela s’est déjà présenté. Contestation de l’authenticité d’un ancien fusil à culasse.
Sans perdre un instant, il téléphona au service de messageries et de livraisons de la ville et demanda qu’on lui envoie quelqu’un immédiatement. Il enveloppa le revolver, écrivit une lettre au laboratoire de l’Université pour demander qu’on procède immédiatement à une estimation de l’âge de ce revolver et qu’on lui donne la réponse par téléphone. Le coursier arriva ; Childan lui donna la lettre et le paquet, l’adresse, et lui recommanda de prendre un hélicoptère. L’homme partit et Childan se mit à arpenter inlassablement son magasin en attendant… en attendant.
À 3 heures, coup de téléphone de l’Université.
— Mr Childan, dit une voix, vous avez voulu faire contrôler l’authenticité d’un Colt 44 modèle de l’Armée 1860. (Il y eut une pause, pendant laquelle Childan se cramponnait au téléphone, plein d’appréhension.) Voici le rapport du laboratoire : Il s’agit d’une reproduction coulée dans des moules en plastique à l’exception de la partie en noyer. Les numéros de série sont tous faux. L’armature n’a pas été cémentée par le procédé au cyanure. Les surfaces brunies et bleuies ont été finies par une technique moderne à action rapide, l’ensemble du revolver a été vieilli artificiellement et a reçu un traitement destiné à le faire paraître vieux et usagé.
— L’homme qui me l’a apporté pour expertise… dit Childan d’une voix pâteuse…
— Dites-lui qu’il s’est fait avoir, dit le technicien de l’Université. Et gravement. C’est du bon boulot. Fait par un vrai professionnel. Voyez-vous, le revolver authentique recevait son fini – vous voyez, les parties d’acier bleui ? On le mettait dans une boîte faite de lanières de cuir, scellée, avec du gaz cyanhydrique, et chauffée. Trop compliqué de nos jours. Mais ce revolver a été fait dans un atelier assez bien monté. Nous avons décelé des particules de plusieurs produits pour le polissage et la finition, dont certains sont très peu courants. Nous ne pouvons pas le prouver, mais nous savons qu’il existe une industrie régulière qui sort ce genre de faux. Ce doit être exact. Nous en avons vu tellement.
— Non, dit Childan. Ce n’est qu’une rumeur. Je puis vous l’affirmer d’une manière absolue, monsieur. (Le ton de sa voix s’élevait et elle se cassa, devint criarde.) Je suis placé pour le savoir. Pourquoi croyez-vous que je vous ai envoyé ce spécimen ? Je pouvais déceler la supercherie, car je suis qualifié par des années de pratique. Celle-ci est une rareté, une curiosité. Une plaisanterie, en réalité. Un mauvais tour. Une mystification. (Il s’interrompit, il perdait haleine.) Merci de m’avoir donné confirmation de ce que j’avais moi-même observé. Envoyez-moi votre facture. Merci.
Il raccrocha aussitôt.
Puis, sans perdre un instant, il parcourut ses dossiers. Il recherchait la trace de ce revolver. Comment était-il tombé entre ses mains ? De qui venait-il ?
Il venait, lut-il, de l’une des plus grosses maisons de gros de San Francisco, Ray Calvin Associates, Van Ness. Il les appela immédiatement au téléphone.
— Je voudrais parler à Mr Calvin, dit-il.
Sa voix s’était un peu raffermie.
— Oui, dit une voix d’homme bougon, très affairé.
— Ici, Bob Childan, de TA.A.H. dans Montgomery Street. Ray, il faut que je vous parle d’une affaire délicate. Je veux vous voir en particulier, à une heure quelconque aujourd’hui à votre bureau ou à tout autre endroit. Croyez-moi, vous feriez bien d’accéder à ma demande.
Voyons, se dit-il, voilà qu’il se mettait à beugler dans le téléphone.
— D’accord, dit Ray Calvin.
— N’en parlez à personne. C’est absolument confidentiel.
— 4 heures ?
— D’accord pour 4 heures, dit Childan. À votre bureau. Au revoir.
Il raccrocha avec une fureur telle que l’appareil tomba du comptoir ; il se mit à genoux pour le ramasser et le remettre en place.
Il avait une demi-heure devant lui avant d’être obligé de partir ; il allait devoir marcher de long en large tout ce temps-là. Que faire ? Une idée. Il demanda le bureau de San Francisco du Tokyo Herald sur Market Street.
— Messieurs, dit-il, dites-moi, s’il vous plaît : le porte-avions Syokaku est-il dans le port et, dans ce cas, pour combien de temps ? Je serais heureux d’obtenir ce renseignement de votre estimable journal.
Une attente angoissante. Puis la fille revint.
— D’après notre service de documentation, monsieur, dit-elle avec un petit rire, le porte-avions Syokaku est au fond de la mer des Philippines. Il a été coulé par un sous-marin américain en 1945. Y a-t-il une autre question qu’il vous intéresserait de nous poser, monsieur ?
Dans le bureau de ce journal, ils semblaient bien s’amuser de la blague qu’on lui avait faite.
Il raccrocha. Plus de porte-avions Syokaku depuis dix-sept ans. Probablement pas d’amiral Harusha non plus. L’homme était un imposteur. Et cependant…
L’homme avait raison. Le Colt 44 était faux.
Cela semblait dépourvu de sens.
L’homme était peut-être un spéculateur ; il avait essayé de se rendre maître du marché des armes individuelles de la guerre de Sécession. Un expert. Et il avait reconnu la copie. Il était un professionnel parmi les professionnels.
Il fallait être un professionnel pour savoir. Quelqu’un de la partie. Et non pas un simple collectionneur.
Childan éprouva un infime soulagement. Dans ce cas, il y en avait peu qui pourraient détecter la chose comme lui. Peut-être personne. Le secret serait gardé.
Laisser tomber l’affaire ?
Il réfléchit. Non. Il fallait faire une enquête. Avant tout, récupérer sa mise de fond : se faire rembourser par Ray Calvin. Et… il devait faire examiner par le laboratoire de l’Université tous les autres objets qu’il avait en stock.
Mais… en supposant qu’il y en ait beaucoup qui ne soient pas authentiques ?
Affaire difficile.
La seule façon de faire est celle-ci, décida-t-il. Il était triste, désespéré, même. Aller voir Ray Calvin. Le confondre. Insister pour remonter à la source. Peut-être est-il innocent, lui aussi. Peut-être pas. En tout cas, lui dire : plus de faux ou je ne vous achète plus rien à l’avenir.
Il faudra qu’il supporte la perte, décida Childan. Pas moi. S’il refuse, alors j’approcherai d’autres détaillants, je leur dirai, je ruinerai sa réputation. Pourquoi serais-je le seul à être touché ? Passer la main à ceux qui sont responsables, les mettre tous dans le bain.