Par habitude, elle se mit à ranger ses provisions dans le vieux réfrigérateur General Electric à tourelle extérieure et à débarrasser la table du petit déjeuner.
Il en a peut-être fait autant, reconnut-elle. C’est sa seconde nature ; son corps fait les mouvements, comme le mien quand je mets ces assiettes et ces couverts dans l’évier. Il pourrait le faire avec les trois cinquièmes de son cerveau enlevés, comme la patte de la grenouille en classe d’histoire naturelle.
— Eh là ! appela-t-elle. Réveille-toi !
Dans le lit, Joe s’étirait, s’ébrouait.
— As-tu entendu l’émission de Bob Hope l’autre soir ? lui cria-t-elle. Il a raconté cette histoire vraiment drôle, celle où ce major allemand interroge des Martiens. Ils ne peuvent pas donner de documents établissant que leurs grands-parents étaient aryens. Si bien que le major fait savoir à Berlin que Mars est peuplé de Juifs. (Elle entra dans la pièce de séjour où Joe était couché et elle dit :) Et ils ont environ trente centimètres de haut, et ils ont deux têtes… Tu sais comment Bop Hope continue ?
Joe ouvrit les yeux. Il ne disait rien ; il la regardait sans cligner des yeux. Son menton, noir de barbe, ses yeux sombres qui semblaient douloureux… elle aussi se tut.
— Qu’y a-t-il ? finit-elle par demander. Tu as peur ?
Non, se dit-elle, c’est Frank qui a peur. C’est… je ne sais quoi.
— Le bus est parti, dit Joe en s’asseyant.
— Qu’est-ce que tu vas faire ?
Elle s’assit elle-même sur le bord du lit, en s’essuyant les mains et les bras avec un torchon.
— Je le rattraperai au retour. Le copain n’en parlera à personne. Il sait que je ferais la même chose pour lui.
— Tu as déjà fait ça avant ? demanda-t-elle.
Joe ne répondit pas. Tu l’as fait exprès, se dit Juliana. J’en suis sûre. Je le sais.
— Et s’il prenait une autre route pour revenir ?
— Il prend toujours la Cinquante. Jamais la Quarante. Il a eu une fois un accident sur la Quarante ; des chevaux qui sont sortis sur la route et il est rentré dedans. Dans les Montagnes Rocheuses.
Il ramassa ses vêtements sur la chaise et se mit à s’habiller.
— Quel âge as-tu, Joe ? lui demanda-t-elle en regardant son corps nu.
— Trente-quatre ans.
Alors, se dit-elle, tu dois avoir été à la guerre. Elle ne remarquait aucun défaut visible ; il avait, en fait, un beau corps mince, avec de longues jambes. Joe, sous son regard, prit un air maussade et se détourna.
— Je ne peux pas regarder ? demanda-t-elle. (Toute la nuit passée avec lui, et maintenant, cette pudeur !) Est-ce que nous sommes difformes ? dit-elle. Nous ne pouvons pas supporter de nous voir à la lumière du jour ? Il faut nous enfoncer dans les murs ?
Avec un ricanement amer, il partit vers la salle de bains, en caleçon et chaussettes, en se frottant le menton.
C’est ma maison, se disait Juliana. Je te permets de rester ici, et pourtant tu ne veux pas me laisser te regarder. Pourquoi veux-tu rester, alors ? Elle le suivit dans la salle de bains. Il avait commencé à faire couler de l’eau chaude pour se raser.
Elle vit sur son bras un tatouage, une lettre C en bleu.
— Qu’est-ce que c’est que cela ? demanda-t-elle. Ta femme ? Connie, Corinne ?
— Le Caire, dit Joe en se savonnant le visage.
Quel nom exotique, se dit-elle avec envie. Puis elle se sentit rougir. Je suis vraiment stupide. Un Italien de trente-quatre ans, originaire de la partie du monde se trouvant entre les mains des Nazis…
Il avait été à la guerre, bien sûr. Mais du côté de l’Axe. Et il s’était battu au Caire ; le tatouage était leur lien, à ces Allemands et Italiens vétérans de la campagne d’Afrique – la défaite des Anglais et des Australiens sous le commandement du général Gott, par Rommel et son Afrikakorps.
Elle sortit de la salle de bains, retourna dans la salle de séjour et se mit à faire le lit ; ses mains volaient.
Les affaires de Joe étaient rangées sur la chaise en un petit tas bien net : vêtements, petite valise, objets personnels. Elle remarqua une boîte recouverte de velours, comme un étui à lunettes ; elle la prit, l’ouvrit et jeta un coup d’œil.
Tu t’es en effet certainement battu au Caire, se dit-elle en regardant la Croix de Fer de seconde classe sur le haut de laquelle était gravée l’inscription : 10 juin 1945. Ils n’ont pas tous eu cela ; seulement les plus braves. Je me demande ce que tu as fait… tu n’avais que dix-sept ans, alors.
Joe apparut à la porte au moment précis où elle sortait la médaille de l’écrin ; elle s’aperçut de sa présence, et, se sentant coupable, elle sursauta. Mais il ne semblait pas s’émouvoir.
— Je jetais juste un coup d’œil, dit Juliana. Je n’en avais encore jamais vu. Est-ce que Rommel te l’a épinglée lui-même ?
— C’est le général Bayerlein qui me l’a remise. Rommel avait déjà été muté en Angleterre, pour terminer la campagne là-bas.
Le ton de sa voix était calme. Mais une fois de plus il s’était remis à faire ce geste qui ressemblait à un tic nerveux chronique : en partant de son front, sa main remontait sur son crâne, inlassablement, en passant dans ses cheveux comme pour les peigner.
— Voudrais-tu m’en parler ? demanda Juliana tandis qu’il revenait à la salle de bains et continuait à se raser.
Ensuite il prit une douche chaude et il ne lui parla guère ; en tout cas, il ne lui dit rien qui ressemblât au récit qu’elle aurait aimé entendre. Ses deux frères aînés avaient servi pendant la campagne d’Éthiopie tandis que lui, à treize ans, faisait partie d’une organisation de jeunesse fasciste à Milan, la ville où il habitait. Ensuite, ses frères avaient été versés dans une batterie d’artillerie d’élite, celle du major Ricardo Pardi, puis, quand la Deuxième Guerre mondiale avait éclaté, Joe avait été en mesure de les rejoindre. Ils avaient combattu sous les ordres de Graziani. Leur matériel, en particulier leurs chars, était épouvantable. Les Anglais les avaient tirés comme des lapins, y compris les officiers supérieurs. Pendant la bataille, il fallait maintenir les portes des tanks fermées avec des sacs de sable, pour les empêcher de s’ouvrir. Cependant le major Pardi avait réclamé des obus réformés, les avait fait polir et graisser et les avait tirés ; sa batterie avait stoppé en 1943 la grande avance désespérée des chars du général Wavell.
— Est-ce que tes frères sont toujours en vie ? demanda Juliana.
Ses frères avaient été tués en 44, étranglés avec du fil de fer par des commandos britanniques, les Groupes du Désert à grand rayon d’action qui opéraient à l’arrière des lignes de l’Axe et qui étaient devenus particulièrement fanatiques pendant les dernières phases de la guerre, quand il était devenu clair que les Alliés ne pourraient vaincre.
— Qu’est-ce que tu éprouves maintenant à l’égard des Anglais ? demanda-t-elle en hésitant un peu.
— J’aimerais voir les Nazis faire à l’Angleterre ce que les Anglais ont ait en Afrique.
Il parlait d’une voix monotone.
— Mais il y a de cela… dix-huit ans, dit Juliana. Je sais que les Britanniques ont fait des choses particulièrement terribles. Cependant…
— On parle de ce que les Nazis ont fait aux Juifs, dit Joe. Les Britanniques ont fait pire. Pendant la bataille de Londres. (Il se tut.) Ces armes qui mettent le feu, le phosphore et le pétrole ; j’ai vu une partie des troupes allemandes, ensuite. Les bateaux brûlaient, ils étaient réduits en cendres les uns après les autres. Ces tuyaux sous l’eau, qui transformaient la mer en océan de feu. Et les populations civiles sous ces raids incendiaires grâce auxquels Churchill croyait pouvoir rétablir la situation au dernier moment. Ces attaques terroristes sur Hambourg et Essen…