— … de la réorganisation du gouvernement sur l’instigation du Reichsführer défunt, Himmler, d’Albert Speer et d’autres, on a décidé deux semaines de deuil national ; on rapporte que de nombreux magasins et bureaux sont déjà fermés. Comme on ne sait encore rien sur la réunion attendue du Reichstag, le dernier parlement du Troisième Reich, dont l’approbation est exigée…
— Ce sera Heydrich, dit Joe.
— Je souhaite que ce soit ce grand garçon blond, ce Schirach, dit-elle. Seigneur, il a donc fini par mourir. Crois-tu que Schirach ait une chance ?
— Non, dit tout net Joe.
— Il y aura peut-être une guerre civile, dit-elle. Mais ces types sont si vieux, à présent, Gœring et Goebbels – tous ces gars du vieux Parti.
— … l’a touché dans sa retraite dans les montagnes, près du Brenner… disait la radio.
— Ce sera le gros Hermann, dit Joe.
— … a dit simplement qu’il était accablé de chagrin par cette perte, en la personne non seulement d’un soldat, d’un patriote et du fidèle chef du Parti, mais aussi d’un ami personnel comme il l’a dit déjà à plusieurs reprises ; on se rappellera que peu de temps après la guerre, au moment des discussions concernant l’intérim du pouvoir, il l’avait soutenu alors que certains éléments avaient manifesté leur opposition à l’ascension de Herr Bormann jusqu’au pouvoir suprême…
Juliana tourna le bouton.
— Ce n’est que du bla-bla, dit-elle. Pourquoi employer des mots comme ceux-là ? On parle de ces affreux assassins comme s’ils étaient des gens dans notre genre.
— Ils le sont, dit Joe. (Il se rassit et se remit à manger.) Il n’y a rien dans ce qu’ils ont fait que nous n’aurions fait à leur place. Ils ont sauvé le monde du Communisme. S’il n’y avait pas eu l’Allemagne, nous vivrions aujourd’hui sous la domination des Rouges. Ce serait bien pire.
— Tu parles aussi comme la radio, du bla-bla, dit Juliana.
— J’ai vécu sous la domination des Nazis, dit Joe. Je sais à quoi ça ressemble. Est-ce que ça s’appelle simplement parler, d’avoir vécu douze, treize ans – plus longtemps que ça – près de quinze ans ? J’ai eu une carte de travail de l’Organisation Todt, j’ai travaillé pour elle depuis 1947, en Afrique du Nord et aux États-Unis. Écoute-moi… dit-il en tendant un doigt vers elle. J’ai les dispositions qu’ont tous les Italiens pour les travaux de terrassement. L’Organisation m’a donné une qualification élevée. On ne m’a pas mis à remuer l’asphalte à la pelle et à mélanger du ciment pour les autoroutes ; je collaborais au service des projets. Ingénieur, en quelque sorte. Un jour, le Dr Todt est venu inspecter le travail de notre équipe. Il m’a dit : « Vous connaissez votre travail. » Ça a été un grand moment, Juliana. La dignité du travail ; ils ne se contentent pas de dire des mots sans signification… Avant eux, les Nazis, tout le monde dédaignait les travaux manuels. Le point de vue aristocratique. Le Front du Travail a mis fin à cela. J’ai pour la première fois pris conscience de mes mains. (Il parlait si vite que son accent reparaissait. Elle avait quelque peine à le suivre.) Nous vivions tous dans les bois, dans le nord de l’État de New York, comme des frères. Nous chantions des chansons. Nous allions travailler en marchant au pas. L’esprit de la guerre, mais seulement pour reconstruire, et non pour détruire. Ce fut la plus belle époque, celle de la reconstruction après la guerre – ces rangées d’immeubles d’habitation beaux, nets, durables, construits bloc par bloc, tout le bas de la ville rebâti à New York, Baltimore. Maintenant, bien sûr, ce travail appartient au passé. Les grands cartels comme Krupp und Sohnen de New Jersey mènent la danse. Mais ce n’est pas nazi ; c’est juste les puissants européens d’autrefois, toujours les mêmes. C’est pire, tu m’entends ? Des Nazis comme Rommel et Todt sont un million de fois mieux que des industriels comme Krupp, et les banquiers, tous ces Prussiens ; il aurait fallu les faire passer à la chambre à gaz. Tous ces messieurs en veston.
Mais, se disait Juliana, ces messieurs en veston gardent leurs places et semblent devoir rester toujours. Quant à tes idoles, Rommel, le Dr Todt, ils sont simplement venus après la fin des hostilités pour déblayer les décombres, construire des autoroutes, faire repartir l’industrie. Ils ont même laissé vivre les Juifs, surprise heureuse – amnistie, pour que les Juifs puissent se remettre à la besogne. Jusqu’en 1949, en tout cas… et ensuite, adieu Todt et Rommel qu’on a envoyés paître.
Est-ce que je ne le sais pas ? se demandait Juliana. Est-ce que je n’ai pas entendu tout cela de la bouche de Frank ? Tu ne peux rien m’apprendre de la vie sous le régime nazi ; mon mari était – et est toujours – juif. Je sais que le Dr Todt était l’homme le plus modeste et le plus doux qui ait jamais existé ; je sais que tout ce qu’il voulait, c’était fournir du travail – honnête, estimable – aux millions d’Américains au regard morne, désespéré, hommes et femmes, qui, après la guerre, cherchaient on ne sait trop quoi dans les ruines. Je sais qu’il voulait voir instituer des services médicaux, créer des centres de vacances, construire des logements convenables pour tous, sans considération de race ; c’était un bâtisseur, ce n’était pas un penseur… et dans la plupart des cas il a trouvé le moyen de créer ce qu’il voulait, il y est vraiment parvenu. Mais…
Une préoccupation qui la travaillait depuis un moment jaillit soudain à la surface de sa conscience.
— Dis-moi, Joe, ce livre, La sauterelle, est-ce qu’il n’est pas interdit sur la Côte Est ?
Il fit signe que oui.
— Comment as-tu pu le lire, dans ce cas ? (Il y avait là quelque chose qui la préoccupait.) Est-ce qu’on aurait cessé de fusiller les gens pour avoir lu ?
— Cela dépend de votre groupe racial. Du brassard d’or bien authentique.
C’était donc cela. Les Slaves, les Polonais, les Portoricains sont les plus limités au point de vue de ce qu’ils ont le droit de lire, d’écouter. Les Anglo-Saxons sont beaucoup mieux placés ; ils ont des écoles publiques pour leurs enfants, ils peuvent fréquenter les bibliothèques, les musées et les concerts. Mais même ainsi… La sauterelle est un livre qui n’est pas seulement mis à l’index mais encore interdit, et à tous.
— Je l’ai lu aux cabinets, dit Joe. Je le cachais sous un oreiller. À vrai dire je l’ai lu parce qu’il est interdit.
— Tu es très courageux, lui dit-elle.
— Tu dis ça ironiquement ?
Joe ne savait pas trop quoi penser.
— Non.
Il se détendit légèrement.
— C’est facile pour vous autres, par ici ; vous menez une vie tranquille, sans objectifs en vue, peut-être, mais vous n’avez rien à faire, et pas de soucis. Vestiges d’un passé oublié, en dehors du cours des événements. Ce n’est pas un peu ça ? (Il la regardait d’un air moqueur.)
— Vous vous tuez avec votre cynisme. Vos idoles vous sont retirées une par une et à présent vous n’avez plus personne à qui donner votre amour.
Elle tendait sa fourchette dans sa direction ; il acceptait ce qu’elle lui disait. Mange, pensait-elle. Ou bien, abandonne même les processus biologiques.
Tout en mangeant, Joe désigna le livre d’un mouvement de tête :
— Cet Abendsen habite quelque part de ce côté-ci, d’après la jaquette. À Cheyenne. Il voit le monde entier depuis ce coin bien tranquille. Tu ne l’aurais jamais cru, hein ? Lis ce qu’il dit ; lis à haute voix.
Elle regarda le dos de la jaquette.
— Il a servi pendant la guerre dans les Marines américains, il a été blessé en Angleterre par un char Tigre des Nazis. Il était sergent. On dit que l’endroit où il écrit est pratiquement une forteresse avec des canons partout. (Elle déposa le volume et ajouta :) Ce qu’on ne dit pas ici et que j’ai entendu raconter, c’est qu’il n’est pas loin d’être une sorte de paranoïaque ; l’endroit où il vit est niché dans les montagnes et il est entouré de fils de fer barbelés sous tension. Difficile d’y parvenir.