Autour de l’ambassade les voitures des autres dignitaires étaient une douzaine, au total. Les dignitaires gravissaient les marches du perron et entraient dans l’immeuble ; Mr Tagomi connaissait une partie d’entre eux et les autres lui étaient complètement étrangers. Il sauta par la portière que son chauffeur lui maintenait ouverte, sans lâcher sa serviette ; elle était vide, car il n’avait aucun papier à emporter, mais il était essentiel de ne pas passer pour un simple spectateur. Il monta les marches avec l’autorité de quelqu’un qui joue un rôle essentiel dans les événements en train de se dérouler, bien qu’il ne connût même pas l’ordre du jour de la réunion.
Les personnalités présentes s’étaient rassemblées en petits groupes. Des discussions se poursuivaient dans les couloirs. Mr Tagomi se joignit à des personnes de connaissance, les salua d’un signe de tête et prit un air aussi solennel que le leur.
Un employé de l’ambassade fit son apparition et les précéda dans une vaste pièce. Des chaises pliantes étaient installées là. Tout le monde s’assit en silence. On n’entendait que des bruits de pas et de toux. Aucune conversation.
Sur le devant de l’auditoire, un monsieur portant une liasse de papiers s’avança et alla s’installer devant une table légèrement surélevée. Pantalons rayés : représentant du ministère des Affaires étrangères.
Il y eut un léger brouhaha. D’autres personnages discutaient à voix basse ; des têtes se penchaient l’une vers l’autre.
— Messieurs, dit le représentant du ministère des Affaires étrangères d’une voix forte, sur un ton de commandement. (Tous les yeux se tournèrent vers lui.) Comme vous le savez, nous avons reçu confirmation de la mort du Chancelier du Reich. Par une déclaration officielle de Berlin. Cette réunion, qui ne durera que peu de temps – vous serez bientôt en mesure de regagner vos bureaux – a pour but de vous mettre au courant de ce que nous croyons devoir se produire dans la vie politique allemande ; comme résultat de la lutte entre les différentes tendances ; maintenant qu’il s’agit de pourvoir, dans une libre compétition, au remplacement de Herr Bormann.
» Passons rapidement en revue les candidats les plus importants. Au tout premier plan, Hermann Gœring. Permettez que je vous rappelle des détails qui vous sont familiers.
» Le Gros, comme on l’appelle, en raison de sa corpulence, a été tout d’abord un courageux as de l’aviation pendant la Première Guerre mondiale, a fondé la Gestapo et a occupé un poste très important dans le gouvernement de la Prusse. C’est l’un des plus impitoyables parmi les premiers Nazis, mais par la suite ses excès de sybaritisme ont donné naissance à une image trompeuse, celle d’un aimable amateur de bons vins, image que notre gouvernement vous demande instamment d’écarter de votre esprit. On a également prétendu que cet homme n’était pas bien portant, et même morbide par ses appétits et on le ferait ressembler plutôt à ces Césars de la Rome antique qui se permettaient tous les excès, et dont la puissance semblait augmenter plutôt que diminuer à mesure qu’ils avançaient en âge. Le tableau haut en couleur qu’on fait de cet homme en toge au milieu de ses lions favoris, dans un château immense plein de trophées et d’objets d’art est certainement conforme à la vérité. Pendant la guerre, des trains entiers d’objets de valeur volés étaient acheminés sans aucun motif militaire dans sa propriété privée. Notre estimation : cet homme ambitionne un pouvoir énorme et est capable de l’obtenir. Se permettant plus que n’importe quel Nazi, il contraste nettement avec le défunt Himmler qui a toujours vécu d’un salaire minime dans un état de gêne permanente. Herr Gœring est le symbole de la mentalité corrompue, c’est un homme qui utilise le pouvoir pour augmenter sa fortune personnelle. Une mentalité primitive, souvent vulgaire, mais un homme très intelligent, peut-être le plus intelligent de tous les chefs nazis. Son objectif : instaurer à son profit un culte personnel à la manière des empereurs de l’Antiquité.
» Ensuite, Herr J. Goebbels. A souffert de poliomyélite dans sa jeunesse. De naissance catholique. Brillant orateur, écrivain, esprit à la fois souple et fanatique, spirituel homme du monde, cosmopolite. Très porté sur les dames. Élégant. Bien élevé. De hautes capacités. Grande puissance de travail ; un besoin forcené de commander. On dit qu’il ne prend jamais de repos. Personnage très respectable. Peut être charmant, mais a la réputation d’avoir des crises de colère sans équivalent chez les autres Nazis. Orientation idéologique faisant penser à un point de vue médiéval jésuitique exacerbé par le nihilisme allemand post-romantique. Considéré comme le seul intellectuel authentique du Parti. Dans sa jeunesse, a eu l’ambition d’être auteur dramatique. Peu d’amis. N’est pas aimé par ses subordonnés, mais il est néanmoins le produit très raffiné de bien des éléments de la culture européenne, pris parmi les meilleurs. Derrière son ambition on ne doit pas voir une tendance à assurer des satisfactions personnelles, mais le besoin de puissance pour la puissance. Esprit d’organisation dans le sens classique où on l’entendait dans l’État prussien.
» Herr R. Heydrich.
Le fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères marqua un temps, promena un regard circulaire, puis reprit :
— Beaucoup plus jeune que les précédents ; il a collaboré à la Révolution de 1932. A fait carrière dans le groupe de SS placés sous le commandement direct de Himmler, a peut-être joué un rôle dans la mort encore partiellement inexpliquée de ce dernier en 1948. A officiellement éliminé ses rivaux dans le personnel policier, tels que A. Eichmann, W. Schellenberg et autres. On dit que cet homme est redouté par bien des membres du Parti. Responsable de la reprise en main des éléments de la Wehrmacht après la fin des hostilités au cours de ce célèbre heurt entre la police et l’armée qui a conduit à la réorganisation du système gouvernemental et d’où le NSDAP est finalement sorti victorieux. A soutenu d’un bout à l’autre Mr Bormann. Produit de l’entraînement des élites et cependant antérieur au système dit du Château SS. On prétend qu’il est complètement dépourvu d’affectivité au sens traditionnel du mot. Énigmatique dans son comportement. On peut dire de lui qu’il a de la société une vue qui ramène la lutte entre les hommes à une suite de jeux ; un détachement particulier et quasi scientifique qu’on trouve également dans certains milieux technologiques. Ne participe pas aux discussions idéologiques. En résumé : au point de vue mentalité peut être défini comme moderne ; du genre postérieur au siècle de lumières qui se passe des illusions prétendues nécessaires, comme la croyance en Dieu, etc. La signification de cette mentalité dite réaliste ne peut être explorée par les sociologues de Tokyo, si bien que cet homme doit être considéré comme un point d’interrogation. Cependant, on doit noter une ressemblance avec une détérioration de l’affectivité qui s’observe dans la schizophrénie pathologique.
Mr Tagomi était fatigué d’écouter.
— Baldur von Schirach. Ancien chef des Jeunesses hitlériennes. Considéré comme un idéaliste. Personnellement attirant, en apparence, mais considéré comme modérément expérimenté et compétent. Croit sincèrement dans les buts du Parti. A pris la responsabilité d’assécher la Méditerranée et de réclamer d’énormes surfaces à livrer à la culture. Mêlé également à une politique très répréhensible d’extermination raciale dans les pays slaves au début des années 50. S’est adressé directement au peuple allemand pour défendre le principe consistant à cantonner les restes des peuples slaves dans les régions sans communications avec l’extérieur, au cœur de l’Europe, analogues à des réserves. On lui a demandé de mettre fin à certaines formes d’euthanasie et d’expérimentation médicale, mais il ne l’a pas fait.