— Qui a-t-il désigné comme étant le pire ? demanda Mr Tagomi.
— R. Heydrich, le Dr Seyss-Inquart, Hermann Gœring. C’est l’opinion du gouvernement impérial.
— Et le meilleur ?
— Peut-être von Schirach et le Dr Goebbels. Mais sur ce point il s’est montré moins explicite.
— Rien d’autre ?
— Il nous a dit que nous devions avoir confiance dans l’Empereur et son Cabinet, en ce moment plus que jamais. Que nous pouvions nous tourner vers le Palais avec confiance.
— Y a-t-il eu une minute de silence ?
— Oui.
Mr Tagomi remercia l’homme des métaux non ferreux et raccrocha.
Pendant qu’il buvait son thé, l’intercom sonna. C’était la voix de Miss Ephreikian :
— Monsieur, vous désiriez envoyer un message au consul d’Allemagne. (Un temps.) Êtes-vous disposé à me le dicter maintenant ?
C’est vrai, il avait oublié.
— Venez dans mon bureau, répondit-il.
Elle entra peu après, avec un sourire plein d’espoir.
— Vous sentez-vous mieux, monsieur ?
— Oui. On m’a fait une piqûre de vitamines qui m’a fait du bien. (Il réfléchit.) Rappelez-moi comment s’appelle le consul allemand.
— Je l’ai noté, monsieur. Freiherr Hugo Reiss.
— Mein Herr, dit Mr Tagomi pour commencer. Nous avons appris une nouvelle bouleversante : votre chef, Herr Martin Bormann, est décédé. Tandis que j’écris ces lignes, les larmes me viennent aux yeux. Quand je me remémore les actes hardis accomplis par Herr Bormann pour assurer le salut du peuple allemand contre ses ennemis intérieurs aussi bien qu’extérieurs, les mesures bouleversantes de sévérité prises à l’égard des défaitistes et des traîtres qui se disposaient à ruiner toute possibilité pour le genre humain d’avoir une vision du cosmos, dans lequel, après des siècles, les races nordiques aux cheveux blonds et aux yeux bleus ont enfin plongé dans leur…
Il s’arrêta. Il n’y avait pas moyen de terminer cette phrase. Miss Ephreikian avait arrêté son enregistreur et attendait.
— C’est une grande époque, dit-il.
— J’enregistre ces mots, monsieur ? Ils font partie du message ?
Elle remit sa machine en marche, sans être très sûre.
— Je m’adressais à vous, dit Mr Tagomi.
Elle sourit.
— Faites-moi repasser ce que je viens de dicter, dit Mr Tagomi.
On entendit tourner la bobine. Puis ce fut sa voix, fluette et métallique, qui sortait du haut-parleur de cinq centimètres. «… accomplis par Herr Bormann pour assurer le salut…» Il écoutait ce crissement d’insecte à mesure que la bobine se dévidait. Des grincements et des clapotements au niveau du cortex, se disait-il.
— J’ai ma conclusion, dit-il quand la bobine eut fini de se dévider. Détermination de s’élever et de s’immoler, afin d’obtenir dans l’Histoire une place dont rien de vivant ne pourra les déloger, quoi qu’on puisse apprendre ensuite. (Il marqua un temps.) Nous sommes tous des insectes, dit-il en s’adressant à Miss Ephreikian. Nous allons à tâtons vers quelque chose de terrible ou de divin. Êtes-vous d’accord ?
Il s’inclina. Miss Ephreikian, toujours assise à côté de son magnétophone, fit à son tour une légère courbette.
— Envoyez cela, dit-il. Signez, et ainsi de suite. Travaillez un peu les phrases, si vous voulez, pour qu’elles aient un sens. (Au moment où elle quittait le bureau, il ajouta :) Ou bien laissez-les ainsi de manière à ce qu’elles n’aient aucun sens. Ce que vous jugerez préférable.
En ouvrant la porte, elle le regarda avec curiosité.
Après son départ, il s’attaqua aux affaires courantes. Mais presque aussitôt, Mr Ramsey l’appelait sur l’intercom.
— Monsieur, c’est Mr Baynes qui vous demande.
Bon, se dit Mr Tagomi. Maintenant nous allons pouvoir aborder la discussion importante.
— Passez-le-moi, dit-il en décrochant son téléphone.
— Mr Tagomi… (C’était la voix de Mr Baynes.)
— Bonjour. Par suite de la nouvelle de la mort du chancelier Bormann, je me suis trouvé obligé de sortir ce matin, alors que cela n’était pas prévu. Cependant…
— Est-ce que Mr Yatabé est entré en rapport avec vous ?
— Pas encore, dit Mr Tagomi.
— Avez-vous bien recommandé à votre personnel de guetter son arrivée ? dit Mr Baynes, qui paraissait très agité.
— Oui, répondit Mr Tagomi. On doit l’introduire directement dès qu’il sera là. (Il nota dans sa tête de prévenir Mr Ramsey ; il n’avait pas encore abordé le sujet avec lui.) Est-ce que nous ne devrions pas commencer nos discussions, alors, en attendant l’arrivée de ce vieux monsieur ? J’ai hâte de commencer. Êtes-vous en mesure de nous présenter vos moules à injection ? Bien que nous ayons été un peu bouleversés aujourd’hui…
— Il y a eu un changement, dit Mr Baynes. Nous attendrons Mr Yatabé. Vous êtes bien sûr qu’il n’est pas arrivé ? Je veux que vous me donniez votre parole de me prévenir dès qu’il vous aura appelé. Faites de votre mieux, s’il vous plaît, Mr Tagomi. (La voix de Mr Baynes paraissait étranglée, tremblante.)
— Je vous en donne ma parole. (C’était lui, à présent, qui se sentait agité. La mort de Bormann était à l’origine de ce changement.) En attendant, se hâta-t-il d’ajouter, je serais heureux de jouir de votre compagnie, peut-être aujourd’hui à déjeuner. Je n’ai pas encore pu me mettre à table à cette heure-ci. (Il continua, improvisant à mesure :) Tout en attendant pour entrer dans les détails, peut-être pourrions-nous passer en revue la situation mondiale, en particulier…
— Non, dit Mr Baynes.
Non ? répéta en lui-même Mr Tagomi.
— Monsieur, dit-il, je ne me sens pas bien aujourd’hui. J’ai eu un accident désagréable ; j’avais l’espoir de vous en faire part.
— Je regrette, dit Mr Baynes. Je vous rappellerai plus tard.
On entendit le déclic du téléphone. Il avait raccroché brusquement.
Je l’ai offensé, se dit Mr Tagomi. Il a dû saisir avec raison que j’avais omis de prévenir mon personnel en temps voulu à propos du vieux monsieur. Mais ce n’est pas grave ; il pressa le bouton de l’intercom et dit : « Mr Ramsey, s’il vous plaît, venez dans mon bureau. » Je peux rectifier sur-le-champ. Il y a eu des choses plus importantes. La mort de Bormann l’avait secoué.
Une chose sans gravité – mais cependant symptomatique de mon attitude irréfléchie et de mon manque d’énergie. Mr Tagomi se sentait coupable. Ce n’est pas un bon jour, se dit-il. J’aurais dû consulter l’oracle, déterminer à quel Moment nous nous trouvons. J’ai dérivé très loin du Tao ; c’est évident.
Sous lequel des soixante-quatre hexagrammes suis-je en train d’agir. Il ouvrit le tiroir de son bureau, étala devant lui les deux volumes du Yi King. Tant de choses à demander aux sages. Tant de questions qui se posent en moi et que je puis à peine formuler…
Quand Mr Ramsey entra dans le bureau, il avait déjà trouvé l’hexagramme. Il lui montra le livre :
— Regardez, Mr Ramsey.
C’était l’hexagramme Quarante-sept. L’accablement (l’épuisement).
— Mauvais présage, en général, dit Mr Ramsey. Quelle est votre question, monsieur ? Si je puis me permettre de vous le demander.
— Je me renseignais sur le Moment, dit Mr Tagomi. Le Moment pour nous tous. Pas de lignes en mouvement. Un hexagramme statique.
Il referma le livre.
À 3 heures ce même après-midi, Frank Frink, qui attendait toujours avec son associé la décision de Wyndam-Matson au sujet de l’argent, décida de consulter l’oracle. Comment les choses allaient-elles tourner ? demanda-t-il en lançant les pièces.