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— Une bagatelle pour vous. Pour vous exprimer bien imparfaitement la joie et la détente que j’éprouve à me trouver ici ce soir.

Il déplia le papier de soie et leur montra le cadeau. Un morceau d’ivoire sculpté un siècle auparavant par les pêcheurs de baleines de la Nouvelle-Angleterre. Un minuscule objet d’art délicatement orné, un travail naïf de matelot. Leurs figures s’illuminèrent ; ils connaissaient bien ces petits chefs-d’œuvre sculptés par les pêcheurs à leurs moments perdus. Rien ne pouvait mieux résumer la vieille culture populaire américaine.

Un silence.

— Merci, dit Paul.

Robert Childan s’inclina.

Pendant un instant, il y eut une certaine paix dans son cœur. Cette offrande, cette – comme dit le Yi King – libation. Il avait fait ce qu’il fallait faire. Un peu de l’anxiété et de l’oppression qui pesaient sur lui ces derniers temps commença à se dissiper.

Il avait reçu de Ray Calvin le remboursement pour le Colt 44, en même temps que, par écrit, des assurances lui garantissant que pareille chose ne se reproduirait pas. Et cependant, il n’en était pas soulagé pour autant. C’était seulement en ce moment, dans cette situation sans rapport avec cet événement, qu’il venait pour un instant d’être libéré de cette impression que tout allait constamment de travers. Le wabi autour de lui, une harmonie rayonnante… c’était cela, il en était sûr. Les proportions. L’équilibre. Ils sont si proches du Tao, ces deux jeunes Japonais. C’est la raison pour laquelle j’ai réagi tout de suite en les voyant. J’ai senti le Tao à travers eux. Je l’ai vu moi-même d’un coup d’œil.

À quoi cela doit-il ressembler, se demandait-il, de connaître réellement te Tao ? Le Tao est ce qui donne d’abord la lumière, ensuite l’obscurité. Ce qui amène l’interférence de deux forces élémentaires de telle sorte qu’il y a toujours un renouvellement. C’est ce qui évite à tout cela de s’user. L’univers ne prendra jamais fin parce que au moment précis où les ténèbres semblent avoir tout recouvert, l’emporter vraiment, alors de petites étincelles de lumière jaillissent à nouveau dans les profondeurs mêmes. C’est ainsi que vont les choses. Quand la semence tombe, elle s’enfonce dans le sol. Et, en dessous, invisible, elle prend vie.

— Un hors-d’œuvre, dit Betty.

Elle se mit à genoux pour lui présenter une assiette sur laquelle se trouvaient des petits biscuits au fromage, et diverses autres choses du même genre. Il en prit deux en remerciant.

— Il y a eu ces jours-ci des nouvelles internationales très importantes, dit Paul en buvant une gorgée. En rentrant ce soir en voiture, j’ai entendu une retransmission en direct de la gigantesque parade accompagnant les funérailles officielles à Munich, qui a rassemblé quinze mille personnes, avec drapeaux et tout ce qui s’ensuit. On a beaucoup entendu chanter Ich Hatte einen Kamarad. Le corps est pour le moment exposé en grande pompe à la vue de tous les fidèles.

— Oui, cette nouvelle que nous avons apprise brusquement au début de la semaine a été bouleversante, dit Robert Childan.

— Le Nippon Times de ce soir annonce de source sûre que B. von Schirach est gardé à vue à son domicile, dit Betty, sur les instructions de la S. D.

— Mauvais, dit Paul en hochant la tête.

— Il n’y a aucun doute que les autorités veulent maintenir l’ordre, dit Childan, von Schirach est connu pour entreprendre avec entêtement des actes insuffisamment mûris. En cela, il ressemble beaucoup à Rudolf Hess dans le passé. Rappelez-vous son voyage insensé en Angleterre, par avion.

— Qu’est-ce que le Nippon Times dit d’autre ? demanda Paul en s’adressant à sa femme.

— Beaucoup de désordre, de confusion et d’intrigues. Des unités de l’armée se déplaçant ici et là. Permissions supprimées. Postes frontières fermés. Le Reichstag siège. Tout le monde fait des discours.

— Cela me rappelle le beau discours du Dr Goebbels que j’ai entendu, dit Robert Childan, à la radio, il y a environ un an, beaucoup de mordant et d’esprit. Il tenait comme d’habitude son auditoire à bout de bras. Il joue, sur toute la gamme des émotions diverses. Aucun doute ; mis à part le premier de tous, Adolf Hitler, le Dr Goebbels est l’as des as en fait d’orateurs nazis.

— Exact, dirent en même temps Paul et Betty, en s’inclinant simultanément.

— Le Dr Goebbels a aussi de beaux enfants et une belle femme, continuait Childan. Des personnages de tout premier plan.

— Exact, reconnurent Paul et Betty.

— Un père de famille, à la différence de nombre d’autres grands Mogols de là-bas, dit Paul, de mœurs sexuelles contestables.

— Je ne m’attarde guère à écouter les bruits qui courent, dit Childan. Vous faites allusion à des affaires comme celle de Rœhm. C’est de l’histoire ancienne. Oubliée depuis longtemps.

— Je pense plutôt à Hermann Gœring, dit Paul en sirotant son verre et en l’examinant avec attention. Des orgies romaines avec toutes sortes de fantaisies. Rien qu’à en entendre parler, on en a la chair de poule.

— Mensonges, dit Childan.

— Ça ne vaut même pas la peine d’en discuter, dit Betty avec tact en leur lançant un coup d’œil à tous les deux.

Ils avaient fini leur verre, elle se leva pour les remplir.

— Les discussions politiques excitent beaucoup les gens, dit Paul. Partout où vous allez. L’essentiel, c’est de ne pas perdre la tête.

— Oui, reconnut Childan. Du calme et de l’ordre. Les choses reviennent ainsi à leur stabilité habituelle.

— Sous un régime totalitaire, il y a un moment critique à passer quand le Chef vient à mourir, dit Paul. Le manque de traditions s’associant aux institutions de la classe moyenne… (Il s’interrompit net.) Mieux vaut laisser tomber la politique. (Il sourit.) Comme au temps où nous étions étudiants.

Robert Childan se sentait rougir, il se pencha sur son second verre pour ne pas le laisser voir par son hôte. Quel affreux début. Il avait bêtement et avec lourdeur discuté politique ; il avait marqué son désaccord d’une manière impolie et il avait fallu le tact et l’adresse de son hôte pour sauver la soirée. Combien j’ai encore de choses à apprendre, se disait Childan. Ils sont si aimables, si polis. Et moi… le barbare blanc. C’est exact.

Pendant un certain temps, il se contenta de boire son verre et de ganter une expression artificielle traduisant le plaisir qu’il éprouvait à être là. Il faut que je suive entièrement leur exemple, se disait-il. Être toujours d’accord.

Pris de panique, il en vint à se dire que la boisson lui obscurcissait un peu les idées. Ainsi que la fatigue et l’énervement. Est-ce que je peux y arriver ? Je ne serai jamais plus invité de toute façon ; c’est déjà trop tard. Il se sentait désespéré.

Revenue de la cuisine, Betty se rassit sur le tapis. Comme elle est séduisante, se disait à nouveau Childan. Ce corps mince. Leurs silhouettes sont bien plus jolies. Pas de graisse, pas de rondeurs excessives. Pas besoin de soutien-gorge ni de gaine. Il ne faut pas que je laisse paraître l’effet qu’elle produit sur moi. Et cependant, il lui lançait de temps en temps un regard à la dérobée. Les ravissantes couleurs sombres de sa peau, de ses cheveux, de ses yeux. À côté d’eux nous avons l’air à moitié cuits. Sortis du four avant d’être terminés. Le vieux mythe aborigène ; la vérité est là.

Il faut que je pense à autre chose. Trouver un sujet mondain, n’importe lequel. Ses yeux erraient à la recherche d’un thème quelconque. Le silence pesait lourdement, aggravant son état de tension. Insupportable. Que diable pouvait-il bien dire ? Un sujet sans risque. Ses yeux se posèrent sur un livre placé sur un meuble bas en bois de teck.