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Ce que j’ai fait, c’est de faire les gestes qui convenaient, parce que c’était plus sûr ; après tout, ils sont les vainqueurs… ils commandent. Et je vais continuer de même, je crois. Parce que, pourquoi me rendrais-je malheureux ? Ils ont lu un livre américain et ils veulent que je le leur explique ; ils espèrent que moi, un homme blanc, je vais pouvoir leur donner la réponse. Et j’essaie de le faire ! Mais dans le cas présent, je ne peux pas ; cependant, si j’avais lu le livre, j’aurais pu le faire, sans aucun doute.

— Peut-être qu’un jour, je jetterai un coup d’œil sur cette Miss Cœur-solitaire, dit-il à Paul. Et je vous dirai alors la signification que j’y vois.

Paul acquiesça d’un léger signe de tête.

— Cependant, pour le moment, je suis trop absorbé par mon travail, dit Robert. Plus tard, peut-être… je suis sûr que cela ne me prendra pas longtemps.

— Non, murmura Paul, c’est un livre très court.

Ils ont l’air triste tous les deux, se disait Robert Childan. Il se demandait s’ils sentaient la présence entre eux et lui de ce gouffre infranchissable. Il espérait pourtant que non. Ils méritaient de l’ignorer. Une honte d’être obligé de les laisser découvrir par eux-mêmes le message contenu dans ce livre.

Il mangeait avec plus de plaisir.

La soirée ne fut plus troublée par le moindre heurt. En quittant à 10 heures l’appartement des Kasoura, Robert Childan éprouvait toujours le sentiment de confiance qui, chez lui, avait pris le dessus au cours du repas.

Il descendit l’escalier de l’immeuble sans se préoccuper vraiment des locataires japonais qui, en allant ou en revenant des bains municipaux, pouvaient le remarquer et le regarder. Il sortit sur le trottoir obscur, héla un vélo-taxi qui passait et il fut bientôt en route pour son domicile.

Je m’étais toujours demandé quel effet cela me ferait de rencontrer dans le privé certains de mes clients. Ce n’est pas si désagréable, après tout. Et, se disait-il, cette expérience peut très bien m’être utile dans mes affaires.

C’est une thérapeutique de rencontrer ces gens qui vous ont intimidé. Et de découvrir comment ils sont en réalité. Alors on cesse de l’être.

Plongé dans ses pensées, il arriva près de sa maison, devant sa porte. Il paya le chinetoque et gravit l’escalier qui lui était familier.

Dans la première pièce de son appartement était assis un homme qu’il ne connaissait pas. Un blanc qui portait un pardessus ; il était sur le divan et lisait le journal. Voyant Robert Childan s’arrêter sur le seuil, surpris, l’homme posa son journal, se leva en prenant son temps et prit son portefeuille dans la poche de son veston. Il l’ouvrit et lui montra une carte.

— Kempeitaï.

C’était un pinoc. Un employé de cette Police d’État installée à Sacramento par les autorités d’occupation japonaises. Terrifiant !

— Vous êtes Robert Childan ?

— Oui, monsieur, répondit-il, le cœur battant.

— Dernièrement, dit la policier en consultant une fiche extraite d’une serviette déposée sur le divan, vous avez reçu la visite d’un homme, un blanc, se faisant passer pour le représentant d’un officier de la Marine impériale. Des recherches ultérieures ont révélé qu’il n’en était rien. Cet officier n’existe pas. Le bateau non plus. (Il examinait Childan.)

— C’est exact, dit Childan.

— Nous avons un rapport, continua le policier, concernant une organisation de malfaiteurs opérant dans la région de la baie de San Francisco. Cet homme en fait évidemment partie. Pourriez-vous le décrire ?

— Petit, la peau assez sombre, commença Childan.

— Juif ?

— Oui ! dit Childan. Maintenant que j’y pense. Cela m’avait échappé sur le moment.

— Voici une photo, dit l’homme du Kempeitaï en la lui passant.

— C’est bien lui, dit Childan qui le reconnaissait effectivement. (Il était un peu effrayé par les pouvoirs de détection du Kempeitaï.) Comment l’avez-vous découvert ? Je n’ai pas fait de rapport sur lui, mais j’ai téléphoné à mon revendeur, Ray Calvin, et je lui ai dit…

Le policier lui fit signe de se taire.

— J’ai un papier à vous faire signer, c’est tout. Vous n’aurez pas à vous présenter devant le tribunal ; c’est une formalité légale et vous ne serez pas mêlé à la suite de l’affaire. (Il tendit à Childan un papier et même un stylo.) Il est déclaré ici que vous avez été approché par cet homme, qu’il a essayé de vous escroquer en se présentant sous une fausse identité et ainsi de suite. Lisez le papier. (Le policier remontait sa manchette et regardait l’heure tandis que Robert Childan lisait.) Est-ce exact dans l’ensemble ?

C’était exact… dans l’ensemble. Robert Childan n’avait pas le temps d’examiner le papier avec plus d’attention et, de toute façon, il avait l’esprit un peu confus à la suite de tout ce qui était arrivé dans cette même journée. Mais il savait que cet homme s’était présenté sous une fausse identité et qu’il y avait là-dessous une affaire d’escroquerie ; et comme le disait l’homme du Kempeitaï, ce type était un Juif. Robert jeta un coup d’œil au nom qui se trouvait sous la photo. Frank Frink. Originairement Frank Fink. Oui, il était certainement juif. Tout le monde aurait pu le dire, avec un nom comme Frink. Et encore il l’avait changé.

Childan signa le papier.

— Merci, dit le policier.

Il ramassa ses affaires, mit son chapeau, souhaita le bonsoir à Childan, et se retira. Toute l’affaire n’avait pris qu’un instant.

Je crois qu’ils le tiennent, se dit Childan. Quel que soit le coup sur lequel il était.

Un grand soulagement. Ils travaillaient vite, et bien.

Nous vivons dans une société où règnent la loi et l’ordre, où les Juifs ne peuvent employer leur esprit subtil à exploiter les innocents. Nous sommes protégés.

Je ne sais pas pourquoi je n’ai pas reconnu ses caractères raciaux en le voyant. Je suis évidemment facile à tromper.

Simplement, se dit-il avec certitude, je ne suis pas capable de tromper et cela me laisse sans défense. Sans la loi, je serais à leur merci. Il aurait pu me convaincre de n’importe quoi. C’est comme une sorte d’hypnose. Ils peuvent ainsi contrôler toute une société.

Demain il faudra que je sorte pour acheter ce livre, La sauterelle, se dit-il. Ce sera intéressant de voir comment l’auteur décrit un monde dirigé par les Juifs et les Communistes, avec le Reich en ruine, le Japon devenu sans doute une province de la Russie ; avec la Russie s’étendant en fait de l’Atlantique au Pacifique. Je me demande si l’auteur – quel que soit son nom – décrit une guerre entre la Russie et les États-Unis ? Livre intéressant. Curieux que personne n’ait pensé jusqu’ici à l’écrire.

Il doit nous aider à apprécier notre bonheur. En dépit des inconvénients évidents… nous pourrions être tellement plus mal partagés. Ce livre dégage une grande leçon de morale. Oui, ici, nous avons les Japonais au pouvoir, nous sommes un pays vaincu. Mais nous devons regarder devant nous ; nous devons construire. De grandes choses doivent sortir de tout cela, la colonisation des planètes, par exemple.

Il devrait y avoir un bulletin d’information à la radio.

Il s’assit et alluma son poste. Le nouveau chancelier du Reich a peut-être été choisi. Il était déjà excité. À mes yeux, ce Seyss-Inquart me paraît le plus dynamique, se dit-il. Le plus capable de réaliser des programmes hardis.

Je voudrais me trouver là-bas. Un jour, peut-être, j’aurais assez d’argent pour faire le voyage et voir ce qui a été réalisé en Europe. C’est une honte de manquer cela. De rester cloué sur cette côte Ouest, où rien ne se passe. L’Histoire se déroule sans nous.