— Heil Hitler.
— Heil Hitler, marmonnèrent-ils.
Ils commencèrent à montrer leurs papiers.
Dès qu’il y eut apposé un cachet pour attester que les matelots s’étaient présentés au consulat, il retourna en toute hâte dans son bureau personnel.
De nouveau seul, il rouvrit La sauterelle pèse lourd.
Ses yeux tombèrent sur un passage où intervenait Hitler. Il se trouva incapable de s’arrêter ; il se mit à lire le passage sans s’occuper de sa place dans le récit ; il avait la nuque en feu.
Il comprit qu’il s’agissait du procès de Hitler. Après la fin de la guerre. Hitler entre les mains des Alliés, Dieu tout-puissant ! Goebbels également, ainsi que Gœring et tous les autres. À Munich. Il s’agissait évidemment de la réponse de Hitler à l’avocat général américain.
… sombre, flamboyant, l’esprit des premiers temps sembla un instant briller comme avant. Le corps tremblant en vacillant se redressa et se raidit. Un coassement mi-aboiement mi-murmure sortit des lèvres qui bavaient sans répit. « Deutsche, hier steh’ Ich. » Des frissons parcoururent ceux qui regardaient et écoutaient, ils ajustèrent leurs écouteurs ; les visages des Russes, des Américains, des Anglais et des Allemands étaient également contractés. Oui, se dit Karl. Il se redresse une dernière fois… ils nous ont battus – et encore davantage. Ils ont dépouillé ce surhomme de tout ce qui empêchait de voir ce qu’il est vraiment. Seulement un…
— Freiherr !…
Reiss réalisa que son secrétaire venait d’entrer dans le bureau.
— Je suis occupé, dit-il avec irritation. (Il referma brusquement le volume.) Je suis en train d’essayer de lire ce livre, pour l’amour de Dieu !
C’était à désespérer. Il le savait.
— Un autre message radio codé en provenance de Berlin, dit Pferdehuf. J’y ai jeté un coup d’œil au moment où on commençait à le décoder. Il a trait à la situation politique.
— Que dit-il ? murmura Reiss en se frictionnant le front avec son pouce et ses doigts.
— Le Dr Goebbels a parlé inopinément à la radio. Un discours de la plus grande importance. (Le secrétaire était très énervé.) On attend de nous que nous en prenions le texte – qui nous est transmis en clair – et que nous nous assurions qu’il est bien publié dans la presse.
— Oui, oui, dit Reiss.
Au moment même où son secrétaire était encore une fois reparti, Reiss ouvrit à nouveau le livre. Encore un coup d’œil, malgré sa résolution… il feuilleta rapidement ce qui précédait.
… en silence, Karl contemplait le cercueil recouvert d’un drapeau. Il gisait là, et maintenant il s’en était allé, vraiment. Même les puissances inspirées par le démon étaient incapables de le faire revenir. L’homme – ou bien était-il après tout Ueber-mensch ? – que Karl avait suivi aveuglément, adoré… même jusqu’au bord de la tombe. Adolf Hitler n’était plus, mais Karl se cramponnait à la vie. Je ne le suivrai pas, murmurait Karl dans le fond de lui-même. Je continuerai à vivre. Et je reconstruirai. Et nous reconstruirons tous. Nous le devons.
Comme la magie du Chef l’avait mené loin, terriblement loin ! En quoi consistait-elle, maintenant que le point final a été mis à cette incroyable carrière, ce voyage qui débute dans une petite ville isolée de la campagne autrichienne, qui se continue dans la misère noire à Vienne, qui va des épreuves, du cauchemar des tranchées, à travers les intrigues politiques, la fondation du Parti, jusqu’à la Chancellerie, jusqu’à ce qui, pendant un instant, a semblé se trouver bien près d’être la domination sur le monde entier ?
Karl savait. C’était du bluff. Hitler leur avait menti. Ils les avait fait marcher au moyen de formules creuses.
Il n’est pas trop tard. Nous voyons votre bluff, Adolf Hitler. Et nous avons fini par vous connaître pour ce que vous êtes. Et le Parti Nazi, et cette ère abominable de meurtre et de fantasmagorie mégalomane, nous les connaissons pour ce qu’ils sont. Ce qu’ils étaient.
Karl se détourna et s’éloigna lentement du cercueil…
Reiss ferma le livre et resta assis un instant. Il était bouleversé malgré lui. On aurait dû faire davantage pression sur les Japonais, se disait-il, pour qu’ils interdisent ce livre. En fait, c’était visiblement voulu de leur part. Ils auraient pu arrêter ce – quel que soit son nom – cet Abendsen. Ils ont tout pouvoir dans le Middle West.
Ce qui le bouleversait, c’était ceci : la mort de Adolf Hitler, la défaite et la destruction de Hitler, du Parti, de l’Allemagne elle-même, telles qu’elles étaient dépeintes dans le livre d’Abendsen… tout cela avait en quelque sorte plus de grandeur, était plus dans l’esprit d’autrefois que le monde réel. Le monde de l’hégémonie allemande.
Comment cela était-il possible ? C’était ce que se demandait Reiss. Est-ce seulement dû au talent d’écrivain de cet homme ?
Ces romanciers connaissent des milliers de trucs. Prenez le Dr Goebbels ; c’est ainsi qu’il a débuté, en écrivant des romans. Faire appel aux instincts les plus bas qui se cachent dans les profondeurs de l’âme humaine, si respectables que soient apparemment les gens. Oui, le romancier connaît les hommes, et sait qu’ils ne valent pas cher ; ils sont dominés par leurs testicules, ils hésitent par couardise à faire quoi que ce soit, ils sont prêts, par rapacité, à trahir n’importe quelle cause – il suffit de battre du tambour, et tout le monde suit. Et l’autre rit sous cape du succès qu’il remporte.
Remarquez : il joue sur les sentiments et non pas sur l’intelligence ; et naturellement il faut qu’on le paie pour cela – la question d’argent est toujours là. Il a fallu évidemment quelqu’un pour mettre le Hundsfott au courant, lui dire ce qu’il fallait écrire. Les gens écriront n’importe quoi s’ils savent qu’ils seront payés. Ils racontent un tas de mensonges, le public avale tout. Où ce livre a-t-il été publié ? Herr Reiss examinait son exemplaire. Omaha, Nebraska. Le dernier bastion de l’ancienne industrie américaine de l’édition, entre les mains de la ploutocratie, qui était autrefois installée dans le bas de la ville de New York, et soutenue par l’or juif et communiste.
Peut-être cet Abendsen est-il juif.
Ils sont toujours aussi acharnés à essayer de nous empoisonner. Ce jüdische Buch. Il referma brutalement La sauterelle. Son vrai nom était probablement Abendstein. Sans aucun doute la S.D. avait d’ores et déjà jeté un coup d’œil de ce côté.
C’est certain, nous devons envoyer quelqu’un dans l’État des Montagnes Rocheuses pour rendre visite à Herr Abendstein. Je me demande si Kreuz vom Meere a reçu des instructions à cet effet. Probablement pas, avec tout le désordre qui règne à Berlin. Tout le monde est trop absorbé par les affaires intérieures.
Mais ce livre, se disait Reiss, est dangereux.
Si on trouvait un beau matin Abendstein se balançant au plafond, ce serait un avertissement à l’égard de ceux que son livre pourrait influencer. Nous aurions ainsi le dernier mot. Rédigé le post-scriptum.
Il faudrait utiliser un blanc, bien entendu. Je me demande ce que fait Skorzeny en ce moment.
Reiss pesait le pour et le contre, il lisait à nouveau ce qui était imprimé sur la jaquette du livre. Le youpin en question se barricade, là-haut, dans son Haut Château. Les gens ne sont pas fous. Celui qui réussirait à entrer et à l’avoir n’en ressortirait jamais vivant.