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Il s’aperçut qu’il commençait à avoir de la peine à respirer. Imaginer un type musclé et velu mettant brutalement Juliana au pas, lui faisant la vie dure… Je sais qu’elle en arriverait à se tuer, se disait-il. C’est écrit dans les cartes en ce qui la concerne, si elle ne trouve pas l’homme qu’il faut – ce qui signifie le genre étudiant vraiment doux, sensible, prévenant, capable d’apprécier la qualité de sa pensée.

J’ai été trop dur avec elle. Et je ne suis pas tellement mauvais ; il y a tout un tas de types pires que moi. Je pouvais assez bien imaginer ce qu’elle pensait, ce qu’elle désirait, quand elle se sentait seule, mal à son aise, déprimée. J’ai passé énormément de temps à me faire du souci pour elle, à être aux petits soins. Mais ça ne suffisait pas. Elle méritait mieux. Elle mérite énormément de choses, se disait-il toujours.

— Je me range, dit Ed. (Il avait trouvé une place et il reculait en jetant un coup d’œil par-dessus son épaule.)

— Écoutez, dit Frink. Est-ce que je pourrais envoyer deux bijoux à ma femme ?

— Je ne savais pas que vous étiez marié. (Occupé à se ranger, Ed lui répondit après avoir réfléchi :) Bien sûr, à condition qu’ils ne soient pas en argent.

Ed arrêta le moteur du camion.

— Nous y voilà, dit-il. (Il tira encore quelques bouffées de marijuana, écrasa la cigarette sur le tableau de bord, jeta le reste sur le plancher.) Souhaitez-moi bonne chance.

— Bonne chance, dit Frink.

— Eh ! regardez ! Au dos du paquet de cigarettes il y a un de ces poèmes japonais waka.

Sur un fond de bruit de voitures, Ed lut le poème à haute voix :

Entendant le coucou chanter

J’ai regardé du côté

D’où venait le chant

Qu’ai-je vu ?

La pâle lune – rien d’autre – dans un ciel de crépuscule.

— Seigneur ! s’écria-t-il en rendant le paquet de T’ien-lais à Frink. Puis il lui donna une tape dans le dos, eut un sourire narquois, prit le panier d’osier et sauta du camion.

— Je vous laisse le soin de mettre la pièce dans le parcomètre, dit-il en s’éloignant sur le trottoir.

Un instant après, il s’était perdu dans la foule des piétons.

Juliana, se disait Frink, es-tu aussi solitaire que moi ?

Il descendit et alla glisser une pièce dans la fente du parcomètre.

C’est la peur, se dit-il. Toute cette affaire de joaillerie. Et si ça ratait ? Et si ça ratait ? C’était ainsi que l’oracle présentait les choses. Gémissements, pleurs, la ruine rapide.

L’homme se trouve en face des ténèbres qui s’épaississent autour de lui. Son acheminement vers la tombe. Si elle s’était trouvée là, cela n’aurait pas été aussi pénible. Loin de là.

J’ai peur. Il s’en rendait compte. Supposons qu’Ed ne vende rien. Supposons qu’ils se moquent de nous.

Quoi alors ?

Sur un drap étalé par terre dans la pièce du devant de son appartement, Juliana était étendue et tenait Joe Cinnadella serré contre elle. Le soleil de ce milieu d’après-midi rendait l’atmosphère humide et étouffante. Son corps et celui de l’homme qui se trouvait dans ses bras étaient moites de transpiration. Une goutte, qui coulait du front de Joe, resta un instant accrochée à sa pommette, puis tomba sur la gorge de Juliana.

— Tu continues à dégouliner, murmura-t-elle.

Il ne répondit pas. Sa respiration était ample, lente, régulière… comme l’océan, se disait-elle. Nous sommes tout en eau, à l’intérieur de nous.

— Comment était-ce ? demanda-t-elle.

Il marmonna que cela avait été parfait.

Je le pensais aussi, se disait Juliana. Je peux le dire. Maintenant il faut que nous nous levions tous les deux, que nous nous ressaisissions. Ou bien est-ce mauvais ? Un symptôme de désaccord du subconscient ?

Il commença à s’agiter.

— Tu te lèves ? (Elle l’agrippa, le tint serré dans ses bras :) Non, pas encore.

— Tu ne dois donc pas aller au gymnase ?

Je ne vais pas au gymnase, disait Juliana à part. Tu ne sais donc pas ça ? Nous irons quelque part ; nous ne resterons pas ici beaucoup plus longtemps. Mais ce sera dans un endroit où nous n’avons jamais été. Il est temps.

Elle sentit qu’il se dégageait pour se mettre à genoux, ses mains glissèrent sur le dos de Joe, humide de transpiration. Elle l’entendit ensuite marcher pieds nus sur le plancher. Il allait dans la salle de bains, sans doute. Prendre sa douche.

C’est fini, se dit-elle. Oh bon ! Elle soupira.

— Je t’entends, dit Joe de la salle de bains. Tu gémis. Tu es toujours déprimée, n’est-ce pas ? Souci, crainte et soupçons, à mon sujet et au sujet de tout le monde… (Il passa une seconde la tête, son visage rayonnant était couvert de mousse de savon :) Qu’est-ce que tu dirais d’un voyage ?

— Où cela ? demanda-t-elle, le cœur battant.

— Dans une grande ville. Pourquoi pas dans le Nord, à Denver ? Je te sortirai, prendrai des billets pour le théâtre, t’emmènerai dans un bon restaurant, nous prendrons des taxis, je t’achèterai une robe du soir et tout ce qu’il te faudra. Ça va ?

Elle avait peine à le croire, mais elle voulait, elle essayait.

— Est-ce que ta vieille Stude tiendrait le coup ? demanda Joe.

— Certainement, dit-elle.

— Nous achèterons tous les deux de beaux vêtements, dit-il. Nous nous amuserons, peut-être pour la première fois de notre vie. Comme ça tu ne broieras plus du noir.

— Où prendrons-nous l’argent ?

— J’en ai. Regarde dans ma valise, dit Joe en refermant la porte de la salle de bains.

Le bruit d’eau couvrit la suite de ses paroles.

Elle ouvrit la commode, en sortit sa petite valise bosselée et tachée. C’était sûrement cela, elle trouva une enveloppe dans un coin ; il y avait dedans des billets de la Reichsbank, d’une grande valeur et ayant cours partout. Elle comprit qu’ils pouvaient donc partir. Peut-être qu’après tout, il ne me fait pas marcher. Je voudrais seulement voir ce qui se passe en lui, à l’intérieur, se disait-elle tout en comptant l’argent…

Sous l’enveloppe elle découvrit un énorme stylographe cylindrique, ou du moins quelque chose qui y ressemblait ; du reste, il y avait une agrafe. Mais cela pesait vraiment lourd. Elle souleva l’objet avec précaution, dévissa le capuchon. Oui, il y avait une pointe en or. Cependant…

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle à Joe quand il fut sorti de la douche.

Il lui prit l’objet, le remit dans la valise. Comme il le maniait avec délicatesse… elle le remarqua, y pensa et resta perplexe.

— Encore morbide ? demanda Joe.

Il semblait détendu, plus qu’elle ne l’avait jamais vu l’être. En poussant un cri d’enthousiasme, il la prit par la taille, la souleva dans ses bras, la balança, d’avant en arrière, en la regardant dans les yeux, en exhalant sur elle son haleine chaude, en la serrant jusqu’à la faire protester.

— Non, dit-elle. Je suis seulement… un peu longue à changer.

Et j’ai encore un peu peur de toi, ajoutait-elle en elle-même. Si peur que je ne peux jamais t’en parler.