— Par la fenêtre ! s’écria Joe en traversant la pièce avec Juliana dans ses bras. On y va !
— S’il te plaît, dit-elle.
— Je blague. Écoute : nous partons pour une marche, comme la Marche sur Rome. Tu te rappelles. Le Duce en avait pris la tête, et les autres suivaient, comme par exemple mon oncle Carlo. Maintenant il s’agit pour nous d’une petite marche, moins importante, qui ne sera pas mentionnée dans les livres d’Histoire. C’est ça ? (Il pencha la tête et l’embrassa sur la bouche, avec tant de violence que leurs dents s’entrechoquèrent.) Comme nous aurons bon air, tous les deux, dans nos vêtements neufs. Et tu peux m’expliquer exactement comme on doit parler, se tenir ; d’accord ? Tu m’apprends les bonnes manières ; d’accord ?
— Tu parles tout à fait bien, dit Juliana. Mieux que moi-même.
— Non. (Il se rembrunit immédiatement.) Je parle très mal. Un véritable accent rital. Ne l’avais-tu pas remarqué la première fois que tu m’as vu dans ce café ?
— Je crois en effet, dit-elle. (Cela ne lui semblait pas important.)
— Il n’y a qu’une femme pour connaître les conventions mondaines, dit Joe en la reprenant et en l’envoyant, tout effrayée, sur le lit. En l’absence des femmes nous discutons voitures de courses, chevaux et nous racontons des histoires cochonnes ; on n’est pas civilisés.
Quelle étrange humeur, se disait Juliana. Agité et sombre jusqu’au moment où tu te décides de partir ; alors tu deviens exubérant. Veux-tu réellement que je t’accompagne ? Tu peux me laisser tomber ; c’est déjà arrivé. J’en ferais autant, pour ma part, si je devais partir.
— C’est ta paie ? lui demanda-t-elle tandis qu’il s’habillait. Tu as économisé tout cet argent ? (C’était tout de même beaucoup. Bien sûr, il y a beaucoup d’argent dans l’Est.) Tous les autres chauffeurs de camions à qui j’ai parlé ne gagnent jamais autant…
— Tu crois que je suis chauffeur de camion ? dit Joe en l’interrompant. Écoute-moi bien. Je conduisais ce bus non pas pour le conduire mais pour le protéger des gangsters. J’avais l’air d’un chauffeur de camion, je somnolais dans la cabine. (Il s’effondra dans un fauteuil dans un coin de la chambre, se renversa en arrière, faisant semblant de dormir, la bouche ouverte, affalé :) Tu vois ?
Tout d’abord, elle ne vit rien. Puis elle se rendit compte qu’il tenait à la main un couteau, aussi mince qu’un couteau de cuisine qui sert à couper les pommes chips. Dieu tout-puissant ! se dit-elle. D’où sort-il ? De sa manche ; on aurait pu croire qu’il venait de se matérialiser dans l’air.
— C’est pour cela que les gens de Volkswagen m’ont engagé. États de service. Nous nous protégions contre Haselden, ces commandos dont il était le chef. (Ses yeux noirs scintillaient ; il fit un sourire de biais à Juliana :) Devine qui a fini par avoir le colonel. Quand nous l’avons coincé sur le bord du Nil lui et son groupe du désert à grand rayon d’action, des mois après la fin de la campagne du Caire. Une nuit, ils ont fait un raid contre nous pour avoir de l’essence. J’étais en sentinelle. Haselden a surgi, le corps, la figure, même les mains enduits de noir ; ils n’avaient pas de fil de fer cette fois-là, seulement des grenades et des mitraillettes. Tout cela beaucoup trop bruyant. Il a essayé de me briser le larynx, d’une manchette. Je l’ai eu. (Joe sauta de son siège, bondit vers elle et dit en riant :) Faisons nos bagages. Téléphone au gymnase pour dire que tu prends quelques jours de liberté.
Son récit n’emportait pas sa conviction. Peut-être n’avait-il pas été du tout en Afrique du Nord, ne s’était-il pas trouvé pendant la guerre du côté des forces de l’Axe, ne s’était-il même jamais battu. Et ces gangsters ? Elle se demandait aussi. Elle n’avait jamais entendu parler de camions venant de la côte Est et traversant Canon City avec à bord un ancien militaire de carrière comme garde. Il n’avait peut-être même jamais vécu aux États-Unis, il avait tout inventé depuis le début ; une façon d’attirer son attention, de se rendre intéressant, de passer pour un personnage romanesque.
Il est peut-être fou, se dit-elle. Quelle ironie… Je peux vraiment faire ce que j’ai souvent prétendu avoir fait : utiliser mes connaissances en judo pour me défendre si on m’attaque. Pour sauver… ma virginité ? Ma vie. Mais ce qui est plus vraisemblable, c’est qu’il est un pauvre Rital minable avec des idées de grandeur ; il veut faire la bombe, dépenser tout son argent, en profiter jusqu’au bout, et retourner ensuite à son existence monotone. Et pour cela, il lui faut une femme.
— Très bien, dit-elle, j’appelle le gymnase.
Elle partit toute songeuse vers l’entrée de l’immeuble. Il va m’acheter des robes chères et m’emmener dans un hôtel de luxe. Tout homme a envie d’avoir eu avant de mourir une femme bien habillée, même s’il doit lui acheter lui-même ses robes. Une virée de ce genre, Joe Cinnadella a dû y penser toute sa vie. Et il est perspicace ; je parierais qu’il ne se trompe pas quand il analyse mon cas : j’ai une crainte névrotique de l’homme. Frank le savait, lui aussi. C’est la raison pour laquelle nous avons rompu ; c’est pourquoi je ressens encore cette anxiété aujourd’hui, ce manque de confiance.
Quand elle revint du taxiphone, elle trouva Joe plongé encore une fois dans La sauterelle, ayant complètement perdu conscience de ce qui se passait autour de lui.
— Quand me laisseras-tu ce livre ? demanda-t-elle.
— Peut-être pendant que je conduirai, répondit Joe sans lever les yeux.
— Tu vas conduire ? Mais c’est ma voiture !
Il ne dit rien ; il se contentait de poursuivre sa lecture.
Robert Childan était près de sa caisse enregistreuse ; il leva la tête pour regarder entrer un homme grand et mince aux cheveux bruns. L’homme portait un complet pas tout à fait élégant et tenait un grand panier d’osier. Un représentant. Pourtant il n’avait pas le sourire commercial ; son visage parcheminé semblait sombre et morose. Plutôt le genre plombier ou électricien, se dit Robert Childan.
Quand il eut terminé avec son client, Childan demanda à l’homme :
— Quelle maison représentez-vous ?
— La joaillerie Edfrank, grommela l’homme. (Il avait posé son panier sur l’un des comptoirs.)
— Jamais entendu ce nom.
Childan déambulait nonchalamment pendant que l’autre ouvrait son panier en faisant beaucoup de gestes inutiles.
— Ciselé à la main. Chaque modèle unique. Chaque modèle original. Cuivre jaune et rouge, argent. Même du fer noir forgé à chaud.
Childan jeta un coup d’œil dans le panier. Du métal sur du velours noir, étrange.
— Non merci, ce n’est pas le genre d’articles que je vends.
— Ceci représente une création artistique américaine. Contemporaine.
Faisant non d’un signe de tête, Childan retourna à sa caisse enregistreuse.
L’homme resta un moment à tripoter ses plateaux gainés de velours et son panier. Il ne sortait pas les plateaux, il ne les rentrait pas ; il ne semblait avoir aucune idée de ce qu’il faisait. Les bras croisés, Childan le regardait, en réfléchissant aux différents problèmes qui allaient se poser pour lui au cours de la journée. À 2 heures il avait rendez-vous pour présenter des coupes d’art primitif. Puis à 3 heures, une autre fournée revenait du laboratoire après expertise. Il faisait examiner de plus en plus de pièces, depuis quinze jours. Depuis le désagréable incident du Colt 44.
— Ce n’est pas du plaqué, dit l’homme au panier d’osier, en présentant un bracelet. C’est du cuivre massif.
Childan hocha la tête sans répondre. L’homme allait traîner encore un moment, changer ses échantillons de place, puis il finirait par s’en aller.