Le téléphone sonna. Childan répondit. C’était un client qui se renseignait au sujet d’un rocking-chair ancien, de grande valeur, qu’il lui avait donné à réparer. Il n’était pas encore terminé et Childan fut obligé de lui raconter une histoire qui parût convaincante. Tout en regardant à travers la vitrine l’intense circulation du milieu de la journée, il le rassurait. Le client, finalement calmé, raccrocha.
Il n’y avait aucun doute, se disait-il en reposant le combiné, l’affaire du Colt 44 l’avait considérablement secoué. Il n’éprouvait plus le même respect quand il examinait son stock. La connaissance de ces choses vient de loin. Elle s’apparente à l’éveil de la première enfance ; les faits de la vie. Cela montre le lien qui vous rattache à vos jeunes années ; il n’y a pas seulement l’histoire des États-Unis qui se trouve en jeu, mais votre propre personnalité. Comme si, se disait-il, se posait la question de savoir si votre acte de naissance est authentique. Ou votre impression sur votre père.
Peut-être est-ce que je ne me rappelle pas exactement Franklin Delano Roosevelt, par exemple. Une image synthétique qui s’est lentement formée à force d’en entendre parler. Un mythe qui s’est subtilement fixé sur la matière grise. Analogue au mythe de Hepplewhite, à celui de Chippendale. Ou plutôt au fait de dire : Abraham Lincoln a mangé là-dedans. Il a utilisé ce vieux couteau d’argent, cette fourchette, cette cuiller. On ne le voit pas, mais il l’a fait.
Sur l’autre comptoir, le représentant fourrageait toujours dans son panier :
— Nous pouvons exécuter des articles sur commande. Au goût du client. Si certains ont leurs propres idées.
Sa voix s’étranglait. Il l’éclaircit, en regardant tantôt Childan, tantôt une pièce de joaillerie qu’il tenait à la main. Il ne savait pas comment s’en aller, c’était évident.
Childan souriait sans rien dire.
Ça ne dépend pas de moi. C’est à lui de s’en aller d’ici. Qu’il ait vendu quelque chose ou non.
C’est dur, comme c’est désagréable. Mais rien ne l’oblige à être représentant. Nous souffrons tous en ce bas monde. Regardez-moi. Supporter, toute la journée des Japonais tels que Mr Tagomi. Rien que par l’intonation de leur voix, ils s’arrangent pour être gentils, familiers, ce qui ne les empêche pas de m’empoisonner la vie.
Une idée lui vint alors. Ce gars était visiblement sans aucune expérience. Il suffisait de le regarder. Peut-être pourrais-je me faire confier un peu de marchandise à condition. Ça vaut la peine d’essayer.
— Dites-moi… commença Childan.
L’homme leva aussitôt la tête et ne le quitta plus des yeux.
Les bras toujours croisés, Childan s’avança vers lui :
— Il semble que nous ayons une demi-heure de tranquillité. Je ne vous promets rien, mais vous pourriez sortir quelques articles. Faisons un peu de place.
En acquiesçant, l’homme commença à débarrasser le comptoir. Il rouvrit son panier, fouilla une fois de plus dans les plateaux de velours…
Il va tout sortir, Childan le savait. Tout arranger en se donnant beaucoup de mal et cela pendant une heure. Faire des embarras, rectifier, jusqu’à ce que tout soit installé. Plein d’espoir. Faisant des prières. Me surveillant du coin de l’œil à tout instant. Pour voir si je suis intéressé. Au moins un peu.
— Quand vous aurez tout sorti, dit Childan, si je ne suis pas trop occupé, je jetterai un coup d’œil.
L’homme travaillait fébrilement, comme aiguillonné.
Plusieurs clients entrèrent alors ; Childan leur souhaita la bienvenue. Il reporta son attention sur eux et les désirs qu’ils exprimaient, il oublia le représentant travaillant à sa présentation. Celui-ci, qui comprenait la situation, n’agit plus que par mouvements furtifs, il essayait de passer inaperçu. Childan vendit un bol à barbe, vendit presque un tapis fait à là main au crochet, reçut un acompte sur une couverture tricotée. L’heure passait. Les clients finirent par s’en aller. Une fois de plus, le magasin était vide à l’exception de lui-même et du représentant.
Celui-ci avait terminé. Sa sélection complète de joaillerie était disposée sur le velours noir qu’il avait placé sur le comptoir.
Robert Childan s’approcha en flânant, alluma une Land-O-Smiles, en se balançant d’avant en arrière sur ses talons et en chantonnant à mi-voix. Le représentant ne disait plus un mot. Childan non plus. Ce dernier finit par désigner une broche.
— J’aime assez cela.
— C’est un excellent article, dit le représentant, très vite. Vous n’y verrez pas la moindre trace de brosse métallique. Entièrement fini au rouge d’Angleterre. Et il ne ternira pas. Nous recouvrons ces articles d’une laque plastique qui tient pendant des années. La meilleure laque industrielle qu’on puisse trouver sur le marché.
Childan fit un léger signe d’approbation.
— Ce que nous avons fait ici, dit le représentant, c’est adapter à la fabrication de la joaillerie des techniques déjà essayées et éprouvées dans l’industrie. Autant que je sache, personne n’a encore fait cela. Pas de moulages. Métal sur métal. Soudé et brasé. (Il marqua un temps.) Les montures sont soudées solidement.
Childan prit en main deux bracelets. Puis une broche. Et une autre. Il les tint un instant à la main, puis les mit de côté.
Le visage du représentant s’éclaira. L’espoir.
En examinant une étiquette fixée à un collier, Childan demanda :
— Est-ce que ceci…
— Prix au détail. Pour vous c’est la moitié de ce prix. Et si vous achetez disons, pour cent dollars environ, nous vous faisons une ristourne supplémentaire de 2 %.
En les prenant un par un, Childan mit encore plusieurs bijoux de côté. Chaque fois qu’une nouvelle pièce venait s’ajouter aux précédentes, le représentant s’agitait un peu plus ; il parlait de plus en plus vite, arrivait à se répéter, disait même des choses idiotes et sans signification, toujours à mi-voix et sur un ton pressant. Il croit vraiment qu’il va me vendre quelque chose, pensait Childan. Son expression ne trahissait rien de ses intentions ; il continua son petit jeu.
— Cet article est spécialement réussi, continuait le représentant, tandis que Childan prenait un grand pendentif. Je crois que vous avez pris ce que nous avons de mieux. (L’homme riait :) Vous avez vraiment bon goût.
Ses yeux lançaient des éclairs. Il faisait mentalement l’addition pour arriver à la somme correspondant à ce que Childan avait choisi.
— Notre politique, dit Childan, quand il s’agit d’une marchandise que nous n’avons encore jamais essayé de vendre, c’est de la prendre en dépôt.
Le représentant fut un moment avant de comprendre. Il s’arrêta de parler, mais il regardait Childan sans saisir. Celui-ci lui sourit.
— En dépôt, finit par dire le représentant, comme pour faire écho.
— Vous préféreriez ne pas laisser la marchandise ? dit Childan.
— Vous voulez dire, bégaya-t-il, que je vous laisse la marchandise et que vous me payez plus tard, lorsque…
— Vous touchez les deux tiers de la recette. Après la vente. De cette façon vous recevez davantage. Mais bien sûr, vous devez attendre… (Childan haussa les épaules.) Ça dépend de vous. Je peux vous faire un étalage, éventuellement. Et si ça part, alors peut-être un peu plus tard, dans un mois environ… eh bien, nous pourrions envisager de vous prendre ferme un peu de marchandise.
Le représentant venait de passer sensiblement plus d’une heure à montrer ses articles ; Childan s’en rendait compte. Il avait tout sorti. Tous ses plateaux dérangés, mis en désordre. Il lui faudrait encore une heure de travail pour tout remettre en état afin de pouvoir les présenter ailleurs. Il y eut un silence. Les deux hommes se taisaient.