— Les pièces que vous avez mises de côté… dit le représentant à voix basse, ce sont celles que vous désirez ?
— Oui. J’accepte que vous les laissiez en totalité. (Childan alla vers son bureau dans l’arrière-boutique.) Je vais vous faire une fiche. Vous aurez ainsi l’état de ce que vous m’avez laissé en dépôt. (En revenant avec son carnet à souches il ajouta :) Vous comprendrez que lorsqu’une marchandise est laissée en dépôt, le magasin n’assume aucune responsabilité en cas de vol ou de détérioration.
Il fit signer le double par le représentant. Le magasin n’aurait jamais à rendre compte des objets laissés en dépôt. Lorsque les bijoux non vendus seront retournés, si certains ne peuvent être retrouvés, c’est qu’ils auront été volés, se dit Childan. Il y a toujours des vols dans les magasins. Spécialement quand il s’agit de petits articles comme des bijoux.
Robert Childan ne pouvait pas y perdre. Il n’avait pas à payer la joaillerie de cet homme ; il n’avait aucune mise de fonds à faire. S’il en vendait, il réaliserait un bénéfice, sinon, il en retournerait la totalité – ou ce qui pourrait être retrouvé – à une date future et non précisée.
Childan établit la fiche en faisant une liste des articles. Il signa et donna un exemplaire au représentant.
— Vous pouvez me téléphoner dans environ un mois. Pour savoir comment ça a marché.
Il prit les bijoux qu’il voulait garder, s’en alla dans l’arrière-boutique en laissant au représentant le soin de ramasser ce qui restait de marchandise.
Je ne croyais pas qu’il marcherait, se disait-il. On ne sait jamais. C’est pourquoi ça vaut toujours la peine d’essayer.
Quand il leva à nouveau les yeux, il vit le représentant prêt à partir. Il avait son panier d’osier sous le bras et le comptoir était dégagé. Il venait vers lui en lui tendant quelque chose.
— Oui ? dit Childan, qui venait de parcourir du courrier.
— Je désire vous laisser notre carte. (Le représentant déposa sur le bureau de Childan un drôle de petit carré de papier gris et rouge. Edfrank – Joaillerie originale.) Il y a notre adresse et notre numéro de téléphone. Pour le cas où vous désireriez nous joindre.
Childan approuva d’un signe de tête, sourit sans rien dire et retourna à son travail.
Quand au bout d’un moment il s’arrêta et leva la tête, le magasin était vide. Le représentant était parti.
Il glissa une pièce de monnaie dans le distributeur fixé au mur et il eut aussitôt une tasse de thé instantané chaud qu’il savoura silencieusement.
Je me demande si ça se vendra, se disait-il. Très peu vraisemblable. Mais c’est bien fait. On ne voit jamais rien qui ressemble à cela. Il examinait l’une des broches. Un dessin tout à fait frappant. Ce ne sont certainement pas des amateurs.
Je changerai les étiquettes. J’augmenterai très sensiblement les prix. J’insisterai sur le côté « fait à la main ». Et le caractère unique. Originaux exécutés spécialement. Petites sculptures. Portez un objet d’art. Une création exclusive sur votre revers ou à votre poignet.
Et puis, il y avait une autre notion qui se répandait et se développait dans le fond de la pensée de Robert Childan. Avec ces objets, pas de problème d’authenticité. Un problème qui peut un jour couler l’industrie des objets artisanaux américains historiques. Ce n’est pas pour aujourd’hui ni pour demain – mais ensuite, qui sait ?
Il vaut mieux ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier. Cette visite de l’escroc juif ; ce pourrait être un signe avant-coureur. Si je me constitue tranquillement un stock d’objets non historiques, de travaux contemporains sans historicité réelle ou imaginaire, je pourrai trouver une façon d’échapper à la concurrence. Et tant que cela ne me coûte rien…
Renversé sur sa chaise, de manière à pouvoir s’appuyer sur le mur, il réfléchissait en sirotant son thé.
Le Moment est en train de changer. On doit être prêt à changer en même temps. Sinon rester sur le sable. S’adapter.
La règle à suivre pour survivre. Observer d’un œil lucide ce qui se passe autour de vous. Apprenez à savoir ce qu’exige la situation. Et… répondez à ces exigences. Trouvez-vous là au moment convenable pour faire ce qui convient.
Suivez le yin. L’Oriental sait. Les yeux noirs yin malins…
Il eut subitement une bonne idée qui le fit immédiatement se redresser sur son siège. Faire d’une pierre deux coups. Ah ! Il bondit sur ses pieds, très énervé. Envelopper soigneusement la plus belle pièce de joaillerie (après avoir ôté l’étiquette, bien entendu). Une broche, un pendentif, ou un bracelet. Quelque chose de joli en tout cas. Ensuite – puisque tu dois quitter le magasin, fermer à 2 heures dans ce cas – faire un saut jusqu’à l’appartement des Kasoura. Mr Kasoura, Paul, serait au bureau. Mais Mrs Kasoura, Betty, serait vraisemblablement chez elle, seule.
En cadeau, ce produit original du nouvel artisanat américain. En hommage personnel, pour connaître la réaction de personnes haut placées. C’est ainsi qu’on lance une nouvelle fabrication. N’est-ce pas ravissant ? Il y a tout un choix au magasin ; passez donc, etc. Ceci est pour vous, Betty.
Il en tremblait. Elle et lui, seuls dans l’appartement, au milieu de la journée. Le mari à ses affaires. Tout parfaitement correct, cependant.
Impeccable !
Robert Childan prit une petite boîte, du papier d’emballage et un ruban ; il se mit à préparer un cadeau pour Mrs Kasoura. Cette femme brune séduisante, mince dans sa robe orientale en soie, ses hauts talons, et ainsi de suite. Ou bien peut-être porterait-elle aujourd’hui un pyjama négligé en coton bleu dans le genre coolie, très léger, confortable et sans cérémonie. Ah ! se disait-il.
Ou bien, est-ce trop hardi ? Paul le mari s’en formalisant. Subodorant quelque chose et réagissant mal. Aller peut-être plus progressivement ; lui apporter le cadeau à lui, à son bureau ? Lui servir la même histoire, mais à lui. Lui laisser le soin de lui remettre le cadeau ; aucun soupçon. Et, se disait Robert Childan, donner alors un coup de téléphone à Betty le lendemain ou le surlendemain pour connaître sa réaction.
Encore plus impeccable !
Quand Frank Frink vit son associé revenir sur le trottoir il pouvait déjà dire que cela n’avait pas bien marché.
— Qu’est-il arrivé ? demanda-t-il en prenant le panier d’osier des mains d’Ed et en l’installant dans le camion. Bon Dieu ! vous êtes resté une heure et demie. Il lui a fallu tout ce temps pour dire non ?
— Il n’a pas dit non, répondit Ed.
Il paraissait fatigué. Il vint s’asseoir dans le camion.
— Qu’est-ce qu’il a dit, alors ?
Frink ouvrit le panier et vit qu’un bon nombre des bijoux manquait. Parmi les plus réussis.
— Il en a pris un tas. Qu’est-ce qu’il y a, alors ?
— En dépôt, dit Ed.
— Vous l’avez laissé faire ? (Il n’en croyait pas ses oreilles :) Nous en avions parlé…
— Je ne sais pas comment c’est venu.
— Seigneur ! dit Frink.
— Je suis désolé. Il a fait comme s’il allait acheter. Il a choisi un tas de choses. Je croyais qu’il achetait.
Ils restèrent assis un bon moment dans le camion sans rien dire.
10
Ces deux dernières semaines avaient été terribles pour Mr Baynes. Tous les jours à midi, il avait appelé la Mission commerciale de sa chambre d’hôtel pour savoir si le vieux monsieur avait fait son apparition. La réponse était invariablement négative. Chaque jour, la voix de Mr Tagomi se faisait plus froide et plus cérémonieuse. Au moment où Mr Baynes s’apprêtait à faire son seizième appel, il se dit : Tôt ou tard, ils finiront par me dire que Mr Tagomi est sorti. Qu’il ne répond plus au téléphone. Et ce sera comme ça.