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Mr Baynes quitta sa chambre d’hôtel, descendit dans le hall. Une fois sur le trottoir, il demanda au portier de lui appeler un vélo-taxi ; il était bientôt en route vers Market Street ; le chinetoque pédalait avec énergie.

— Ici, lui dit-il, en reconnaissant l’affiche qu’il guettait. Arrêtez-vous le long du trottoir.

Le vélo-taxi s’arrêta près d’une borne d’incendie. Mr Baynes le paya et le renvoya. Personne ne semblait l’avoir suivi. Mr Baynes partit à pied le long du trottoir. Un moment après, mêlé à une foule d’autres acheteurs, il entra dans le grand magasin Fuga.

Il y avait partout des clients. Comptoir après comptoir. Des vendeuses, blanches pour la plupart, avec comme chefs de rayon, quelques Japonais. Le bruit était terrifiant.

Après avoir un peu erré, Mr Baynes finit par découvrir le rayon de vêtements d’homme. Il s’arrêta devant les râteliers où étaient suspendus les pantalons et se mit à les examiner. Presque aussitôt, un vendeur blanc s’approcha en lui souhaitant la bienvenue.

— Je suis revenu pour un pantalon de laine marron foncé que j’ai regardé hier. (Comme il rencontrait le regard du vendeur, il dit :) Ce n’est pas vous à qui je me suis adressé hier. Il était plus grand Moustache rousse. Plutôt mince. Son nom était sur son veston : Larry.

— Il est allé déjeuner. Mais il ne va pas tarder, dit le vendeur.

— Je vais aller essayer ce pantalon, dit Mr Baynes en prenant un pantalon sur le râtelier.

— Très bien, monsieur.

Le vendeur lui indiqua un salon d’essayage libre et s’éloigna pour servir un autre client.

Mr Baynes entra dans le salon d’essayage et referma la porte. Il s’assit sur l’une des deux chaises qui se trouvaient là et attendit.

Au bout de quelques minutes, on frappa. La porte du salon d’essayage s’ouvrit et un petit Japonais d’âge mûr fit son entrée.

— Vous êtes étranger à l’État, monsieur ? dit-il à Mr Baynes. Et je dois donner mon accord pour le crédit. Voulez-vous me montrer vos pièces d’identité. (Il referma la porte derrière lui.)

Mr Baynes sortit son portefeuille. Le Japonais s’assit et se mit à examiner le contenu du portefeuille. Il s’arrêta à la photo d’une jeune fille.

— Très jolie.

— Ma fille, Martha.

— Moi aussi, dit le Japonais, j’ai une fille qui s’appelle Martha. Actuellement elle se trouve à Chicago pour étudier le piano.

— Ma fille, dit Mr Baynes, est sur le point de se marier.

Le Japonais rendit le portefeuille et attendit.

— Je suis ici depuis deux semaines, dit Mr Baynes, et Mr Yatabé n’a pas encore paru. Je veux savoir s’il peut encore venir. Sinon, ce que je dois faire.

— Revenez demain après-midi, dit le Japonais.

Il se leva, Mr Baynes fit de même :

— Au revoir, dit le Japonais.

— Au revoir, répondit Mr Baynes.

Il quitta le salon d’essayage, remit le pantalon à sa place et quitta le grand magasin Fuga.

Ça n’a pas duré bien longtemps, se disait-il en suivant le trottoir au milieu d’une foule de piétons, dans ce quartier commerçant grouillant de monde. Pouvait-il dès maintenant obtenir des informations ? Prendre contact avec Berlin, transmettre mes questions, procéder à tout ce travail de codage et de décodage – franchir tous les échelons intéressés ?

Oui, apparemment.

Maintenant, je regrette de ne pas avoir pris contact plus tôt avec cet agent, se dit-il. Je me serais, épargné bien des soucis et bien des ennuis. Et cela est évident, on ne courait pas de risque bien grave ; tout cela a l’air de vouloir se passer sans heurt. En fait, ça n’a pris que cinq ou six minutes.

Mr Baynes continuait à flâner, à regarder les vitrines. Il se sentait beaucoup mieux, à présent. Il ne tarda pas à se retrouver en train de contempler, devant les boîtes de nuit minable, les étalages de photographies couvertes de crottes de mouches, de femmes blanches complètement nues, dont les seins pendaient comme des ballons de volley-ball à moitié dégonflés. Ce spectacle le divertissait et il traînait, se laissait bousculer par les gens qui allaient et venaient le long de Market Street.

Au moins, il avait fini par faire quelque chose.

Quel soulagement !

Confortablement calée contre la portière de la voiture, Juliana lisait. À côté d’elle, le coude appuyé sur le rebord de la vitre ouverte, Joe conduisait d’une main légère, une cigarette collée à sa lèvre inférieure ; c’était un bon conducteur, ils avaient déjà couvert une bonne distance depuis Canon City.

La radio de la voiture faisait entendre de la musique populaire, un orchestre d’accordéons ; l’une de ces innombrables polkas ou scottishes qu’elle n’avait jamais pu distinguer les unes des autres.

— Kitsch, dit Joe quand la musique se tut. Écoute, j’en connais un drôle de bout en fait de musique. Je vais te dire qui était un grand chef d’orchestre. Tu ne te souviens probablement pas de lui. Arturo Toscanini.

— Non, dit-elle sans cesser de lire.

— Il était italien. Mais après la guerre, les Nazis ne lui ont plus permis de conduire, à cause de ses opinions politiques. Il est mort, à présent. Je n’aime pas ce von Karajan, chef attitré du New York Philharmonie Orchestra. Il fallait qu’on aille à ses concerts, après le travail. Ce que j’aime, en ma qualité de Rital, tu peux le deviner. (Il lui lança un coup d’œil :) Tu aimes ce livre ?

— Il est passionnant.

— J’aime Verdi et Puccini. Tout ce qu’on peut avoir à New York, c’est la musique pesante et emphatique de Wagner et d’Orff ; il faut aller toutes les semaines à ces spectacles sentimentaux du Parti nazi américain à Madison Square Garden, avec les drapeaux, les tambours, les trompettes et la lueur vacillante des torches. L’histoire des tribus gothiques ou autres salades éducatives, chantée au lieu d’être simplement parlée, pour qu’on puisse appeler ça de l’« art ». As-tu connu le New York d’avant la guerre ?

— Oui, dit-elle en essayant de lire.

— Est-ce vrai qu’ils avaient un théâtre épatant à cette époque ? C’est ce que j’ai entendu dire. Maintenant, c’est la même chose avec l’industrie du cinéma ; tout ça, c’est un cartel qui a son siège à Berlin. Pendant les treize ans que j’ai habité New York je n’ai jamais vu créer une bonne pièce ou comédie musicale, il n’y avait que…

— Laisse-moi lire, dit Juliana.

— C’est la même chose avec l’édition, dit Joe sans se troubler. Il y a un cartel qui fonctionne à Munich. Tout ce qu’ils font à New York, c’est d’imprimer ; simplement de grosses presses. Mais avant la guerre, New York était le centre de l’industrie mondiale de l’édition, du moins c’est ce qu’on dit.

Elle se bouchait les oreilles et essayait de se concentrer sur le livre ouvert sur ses genoux. Elle en était arrivée au chapitre de La Sauterelle où était décrite la fabuleuse télévision et elle était captivée ; en particulier ce qui concernait les petits postes bon marché pour les peuples sous-développés d’Afrique et d’Asie.

… Il n’y avait que le savoir-faire américain et le système de production en grande série – Détroit, Chicago, Cleveland noms magiques – pour réaliser ce prodige, faire déferler jusque dans le moindre village et les régions les plus reculées d’Extrême-Orient un flot ininterrompu et irrésistible de postes de télévision en pièces détachées à un dollar (le dollar chinois, la monnaie commerciale). Lorsque le poste a été monté par quelque jeune garçon mince, à l’esprit bouillonnant, ce village qui n’aurait jamais connu pareille chance sans la générosité américaine va pouvoir commencer à recevoir les émissions sur cet apparail minuscule dont la source d’énergie, incorporée, ne dépasse pas la dimension d’une bille. Et que reçoit-il ? Accroupis devant l’écran, les jeunes gens du village – et souvent les vieux, tout aussi bien – voient les mots. L’instruction. Apprendre à lire, pour commencer. Le reste ensuite. Comment creuser un puits plus profond, labourer plus profond, purifier l’eau de boisson, soigner les malades. Au-dessus de leurs têtes, le satellite artificiel américain gravite, distribuant le signal, l’apportant en tout lieu… à toutes ces masses d’Orient, qui attendent avides d’apprendre.