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— Est-ce que tu lis à la suite ? demanda Joe. Ou bien est-ce que tu parcours ?

— C’est merveilleux ; il nous fait envoyer du ravitaillement et l’instruction à tous ces Asiatiques, à ces millions d’hommes.

— L’assistance à l’échelle mondiale, dit Joe.

— Oui. Le New Deal sous Tugwell ; ils élèvent le niveau des masses. Écoute.

Et elle se mit à lire à haute voix pour Joe :

… Qu’avait été la Chine ? Aspirant à une communauté nécessaire tournée vers l’Ouest ; son grand président Tchang Kaï Chek, un démocrate qui avait conduit le peuple chinois pendant les années de guerre, le dirigeant, le conduisant à présent vers des années de paix, vers la Décennie de la Reconstruction. Mais pour la Chine, il ne s’agissait pas de reconstruction car ce pays plat d’une étendue presque surnaturelle n’avait jamais été construit, et somnolait toujours dans le même rêve ancestral. Il s’éveillait ; oui, cette entité, ce géant devait accéder à la pleine conscience, s’éveiller au monde moderne avec ses avions à réaction, son énergie atomique, ses autoroutes et ses produits pharmaceutiques. Et d’où viendrait le coup de tonnerre qui réveillerait le géant ? Tchang le savait, même au cours de la lutte qui devait aboutir à la défaite du Japon. Il viendrait des États-Unis. Et, vers 1950, les techniciens, les ingénieurs, les professeurs, les médecins, les agronomes américains se répandant dans chaque province, infusant une forme nouvelle de vie…

— Tu sais ce qu’il a fait, n’est-ce pas ? dit Joe en l’interrompant. Il a pris ce qu’il y avait de mieux dans le nazisme, la partie socialiste, l’organisation Todt et le progrès économique que nous avons connu grâce à Speer et il en attribue le mérite à quoi ? Au New Deal. Et il a laissé de côté l’aspect fâcheux, les SS, l’extermination raciale et la ségrégation. C’est une utopie ! Tu t’imagines que si les Alliés avaient été victorieux, le New Deal aurait été capable de ranimer l’économie et de réaliser ses améliorations socialistes au point de vue du bien-être de tous, comme il le prétend ? Diable non ; il parle d’une forme de syndicalisme d’État, d’État corporatif, comme celui que nous avons connu sous le Duce. Il dit : « Vous auriez eu tout ce qu’il y a de bon et rien de…»

— Laisse-moi lire, dit-elle, furieuse, cette fois.

Il haussa les épaules, mais il se tut. Elle reprit aussitôt sa lecture, mais pour elle seule, cette fois.

… Et ces marchés, ce nombre incalculable de millions de Chinois font ronronner les usines de Détroit et de Chicago ; cette énorme bouche ne pourra jamais être remplie, cent ans ne suffiraient pas pour donner à ce peuple assez de camions, de briques, de lingots d’acier, de tissus, de machines à écrire, de petits pois en conserve, de pendules, de radios ou de gouttes pour le nez. Le travailleur américain avait en 1960 le plus haut niveau de vie du monde entier et cela était dû entièrement à ce qu’on appelle très aimablement la clause de la nation la plus favorisée dans toute transaction commerciale avec l’Est. Les États-Unis n’occupaient plus le Japon, ils n’avaient jamais occupé la Chine et pourtant, ce fait ne pouvait être mis en doute : Canton, Tokyo et Shanghai n’achetaient pas aux Anglais, mais aux Américains. À chaque vente, le travailleur de Baltimore, de Los Angeles ou d’Atlanta voyait s’améliorer un peu sa prospérité.

Les planificateurs, les hommes prévoyants de la Maison-Blanche pouvaient croire avoir presque atteint leurs objectifs. Les vaisseaux spatiaux allaient bientôt risquer un nez prudent dans le vide, en partant d’un monde qui connaissait au moins la fin de ses maux séculaires : la faim, les épidémies, la guerre et l’ignorance. Dans l’Empire britannique, des mesures équivalentes dans le sens du progrès social et économique avaient apporté des améliorations similaires au sort des masses, en Birmanie, en Inde, en Afrique, au Moyen-Orient. Les usines de la Ruhr, de Manchester, de la Sarre, le pétrole de Bakou, tout se combinait pour faire régner une harmonie réelle. Les populations d’Europe se prélassaient dans une situation qui semblait…

— Je crois que le rôle de chefs aurait dû leur appartenir, dit Juliana, en s’arrêtant dans sa lecture. À ceux qui ont toujours été les mieux. Aux Anglais.

Elle attendait la réponse de Joe, qui ne vint pas. Elle se remit à lire.

… Réalisation du rêve de Napoléon : une homogénéité rationnelle entre les différents courants ethniques qui se sont querellés et ont amené la balkanisation de l’Europe depuis l’effondrement de Rome. Celui de Charlemagne également : la Chrétienté unie, en paix absolue non seulement avec elle-même, mais avec le reste du monde. Et cependant subsiste cette plaie inquiétante. Singapour.

Les États de Malaisie comportent une importante population chinoise principalement dans la classe des affaires, et ces bourgeois économes et industrieux voyaient dans l’administration américaine de la Chine un traitement plus équitable de celui qu’on appelait l’« indigène ». D’après la loi anglaise, les hommes de couleur étaient exclus des clubs, des hôtels, des restaurants de premier ordre ; ils se trouvaient, comme dans les temps anciens, confinés dans des compartiments spéciaux des trains et des autobus et – c’était peut-être ce qu’il y avait de pire – dans chaque ville, ils ne pouvaient résider que dans certains quartiers. Ces « indigènes » voyaient bien, remarquaient d’après les conversations à table et les journaux, qu’aux États-Unis le problème des gens de couleur avait été résolu dès 1950. Blancs et Noirs vivaient, travaillaient, prenaient leurs repas côte à côte, même dans l’extrême Sud. La Deuxième Guerre mondiale avait mis fin à la discrimination…

— Y a-t-il ensuite des ennuis ? demanda Juliana en s’adressant à Joe.

Il émit un grognement, sans quitter la route des yeux.

— Dis-moi ce qui se passe, dit-elle. Je sais que je n’arriverai pas à finir ; nous allons être bientôt à Denver. Est-ce qu’il y a une guerre entre les Américains et les Anglais et est-ce que l’un des deux pays en sort maître du monde ?

— Dans un certain sens, dit Joe ensuite, ce n’est pas un mauvais livre. Il précise tous les détails : les États-Unis ont le Pacifique, à peu près notre Sphère de Co-prospérité de l’Est asiatique. Ils se partagent la Russie. Ça marche pendant environ dix ans. Puis il y a des ennuis – naturellement.

— Pourquoi, naturellement ?

— La nature humaine, ajouta Joe. La nature des États. Méfiance, peur, avidité. Churchill croit que les États-Unis sapent la domination britannique dans le Sud asiatique en essayant de séduire les importantes populations chinoises qui, grâce à Tchang Kaï Chek, sont naturellement pro-américaines. Les Anglais se mettent – il lui fit un bref sourire torve – à inaugurer ce qu’ils appellent les « détentions préventives ». Autrement dit les camps de concentration. Pour des milliers de Chinois peut-être déloyaux. On les accuse de sabotage et de propagande. Churchill est tellement…