— Tu veux dire qu’il est encore au pouvoir ? Est-ce qu’il n’aurait pas autour de quatre-vingt-dix ans ?
— C’est sur ce point, dit Joe, que le système anglais dame le pion aux Américains. Tous les huit ans les États-Unis chassent leurs dirigeants, sans s’occuper de savoir s’ils sont qualifiés – mais Churchill reste, simplement. Après Tugwell, les États-Unis n’ont plus aucun chef comme lui. Seulement des non-valeurs. Et plus il vieillit – Churchill, je veux dire – plus il devient autocrate et inflexible. Jusque vers 1960, il est, partout ailleurs qu’en Asie centrale, une sorte de seigneur de la guerre ; personne ne peut rien contre lui. Il est au pouvoir depuis vingt ans.
— Seigneur Dieu dit-elle en feuilletant la dernière partie du livre, et en cherchant à vérifier ce que lui disait Joe.
— Oh ! ça je le reconnais, dit Joe. Churchill était le seul grand chef que les Anglais aient eu pendant la guerre. S’ils n’avaient pas su le conserver, ils auraient aussi bien fait de renoncer à la lutte. Je te le dis : un État ne vaut que ce que vaut son chef. Führerprinzip – le principe du chef, comme disent les Nazis. Ils ont raison. Même cet Abendsen doit en tenir compte. Certes, les États-Unis se développent au point de vue économique après avoir battu le Japon, parce qu’ils ont arraché à ce pays cet énorme marché qu’est l’Asie. Mais ça ne suffit pas ; cela ne confère pas la spiritualité. Non pas que les Britanniques en aient une. Ces deux pays sont des ploutocraties, ils sont dirigés par les riches. S’ils avaient vaincu, cette classe supérieure n’aurait pensé qu’à une seule chose, gagner davantage d’argent. Abendsen a tort ; il n’y aurait eu aucune réforme sociale, ni de plans pour le bien-être de tous – les ploutocrates anglo-saxons ne l’auraient pas permis.
Il parle comme un fasciste convaincu, se disait Juliana.
Joe avait évidemment lu ses pensées rien qu’à voir son expression ; il se tourna vers elle, ralentit en conservant un œil sur les voitures venant en sens inverse, l’autre restant posé sur elle.
— Écoute, je ne suis pas un intellectuel – le fascisme n’en a pas besoin. Ce qu’il faut c’est de l’action. La théorie dérive de l’action. Ce que notre État corporatif exige de nous, c’est la compréhension des forces sociales – de l’histoire. Tu vois ? Je te le dis bien. Je sais, Juliana. (Il semblait si convaincu qu’il en était presque suppliant.) Ces vieux empires pourris gouvernés par l’argent, l’Angleterre, la France et les États-Unis, encore que ce dernier soit à présent une sorte de pays bâtard un peu à côté, qui n’est pas à proprement parler un empire, mais qui est tout de même orienté par les préoccupations d’argent. Ils n’ont pas d’âme et naturellement pas d’avenir. Ils ne grandissent pas. Les Nazis sont une poignée d’apaches ; je suis d’accord. Tu es d’accord ? Ça va ?
Elle ne put s’empêcher de sourire ; son exubérance italienne ressortait même dans ses tentatives pour conduire et parler simultanément.
— À en croire Abendsen, cela a une grande importance de savoir qui est finalement vainqueur, des États-Unis ou de l’Angleterre. Idiotie ! Il n’y a pas de mérite à cela, aucun rôle historique. Six de l’un, douze de l’autre. As-tu déjà lu ce qu’écrivait le Duce ? Il était inspiré. Un homme magnifique. Des écrits magnifiques. Il explique les dessous de tous les événements. Le véritable sens de la guerre, c’était les vieux contre les jeunes. L’argent – c’est pourquoi les Nazis ont commis l’erreur d’y mêler la question juive – contre l’esprit communautaire, ce que les Nazis appellent Gemeinchaft… Comme les Soviets. La Commune. Exact ? Seulement, les Communistes ont chipé les ambitions impérialistes du pan-slaviste Pierre le Grand et ont fait des réformes sociales un moyen de réaliser des ambitions impérialistes.
Comme Mussolini, exactement, se disait Juliana.
— Le brigandage nazi, c’est une tragédie, bégaya Joe au moment où il dépassait un camion qui marchait lentement. Mais le changement est toujours brutal pour celui qui est le perdant. Rien de nouveau. Regarde les révolutions précédentes telles que la Révolution française. Ou Cromwell contre l’Irlandais. Trop de philosophie dans le tempérament germanique ; trop de théâtre, aussi. Tous ces rassemblements. Tu ne verras jamais un vrai fasciste parler, mais seulement agir comme moi. Exact ?
— Dieu ! dit-elle en riant, tu viens de parler à raison d’un kilomètre et demi à la minute.
— Je suis en train de t’expliquer la théorie fasciste de l’action ! s’écria-t-il très surexcité.
Elle ne pouvait répondre ; c’était trop drôle.
Mais l’homme assis à côté d’elle ne trouvait pas cela drôle ; il la regarda de travers, le visage congestionné. Les veines de son front se gonflèrent, il recommença à trembler. Et de nouveau il se passa sur le crâne ses doigts recourbés, d’avant en arrière, sans parler, en la regardant, simplement.
— Ne fais pas cette tête, dit-elle.
Elle crut un instant qu’il allait la frapper ; il ramena son bras en arrière… mais il se contenta de grogner, puis de mettre la radio en marche.
Ils continuaient leur chemin. Musique d’orchestre. Elle essaya encore une fois de se concentrer sur le livre.
— Tu as raison, dit Joe au bout d’un long moment.
— À propos de quoi ?
— Cet empire à la noix. Ce clown comme chef. Pas étonnant que nous n’ayons rien tiré de la guerre.
Elle lui tapota le bras.
— Juliana, tout est obscurité, dit Joe. Rien n’est vrai ni certain. Exact ?
— Peut-être bien, dit-elle d’un air absent, continuant à essayer de lire.
— L’Angleterre gagne, dit Joe en désignant le livre. Je t’épargne la peine de continuer. Les États-Unis déclinent ; l’Angleterre continue son expansion, conserve l’initiative. Tu peux donc mettre ce livre de côté.
— J’espère que nous allons nous amuser à Denver, dit-elle en fermant le volume. Tu as besoin de te détendre. Moi aussi.
Si tu ne le fais pas, tu vas tomber en morceaux, disait-elle en elle-même. Comme un ressort qui se détend. Et qu’est-ce qu’il advient de moi, dans ce cas ? Comment est-ce que je rentre ? Et… est-ce que je te quitte simplement ?
Je veux avoir le bon temps que tu m’as promis. Je ne veux pas être dupée. Je l’ai été trop souvent dans ma vie, et par trop de gens.
— Nous en aurons du bon temps, dit Joe. Écoute… (Il la regardait d’une drôle de façon, avec un air inquisiteur :) Tu t’intéresses tellement à ce livre, La sauterelle ; je me demande… supposes-tu qu’un homme qui écrit un best-seller, un auteur tel qu’Abendsen… est-ce que les gens lui écrivent des lettres ? Je parie que des tas de gens lui disent par correspondance le bien qu’ils pensent de son livre, et qu’ils viennent même peut-être le voir.
Elle comprit aussitôt :
— Joe… il n’y a plus que cent cinquante kilomètres !
Ses yeux brillaient ; il lui sourit, heureux de nouveau, il n’était plus rouge, ni troublé.
— Nous pourrions ! dit-elle. Tu conduis si bien… ce n’est rien d’aller jusque-là, n’est-ce pas ?
— Eh bien ! dit Joe lentement, je doute qu’un homme célèbre laisse entrer les visiteurs. Il y en a probablement tellement.
— Pourquoi n’essaierions-nous pas ? Joe… (Elle attrapa son épaule, très énervée, elle la lui serra.) Tout ce qu’il pourrait faire, c’est de nous mettre dehors. S’il te plaît.