— Quand nous aurons fait nos courses, dit Joe très posément, acheté de nouveaux vêtements et que nous serons tirés à quatre épingles… c’est important, pour faire bonne impression. Et peut-être même louer une voiture neuve à Cheyenne… Je parie qu’on peut faire ça.
— Oui, dit-elle. Et tu as besoin de te faire couper les cheveux. Et puis, laisse-moi choisir tes vêtements, s’il te plaît, Joe. Je choisissais toujours les vêtements de Frank ; un homme ne sait pas s’acheter ses affaires.
— Tu as bon goût en fait de vêtements, dit Joe, en se tournant encore une fois du côté de la route, le regard sombre. Autrement aussi. Il vaut mieux que tu arrives la première, que tu prennes le premier contact.
— Je me ferai coiffer, dit-elle.
— Bon.
— Je n’ai pas peur du tout à l’idée d’arriver et de tirer le cordon de sonnette, dit Juliana. Je veux dire, on ne vit qu’une fois. Pourquoi serais-je intimidée ? C’est un homme comme tout le monde. En réalité, il sera probablement content de savoir qu’on est venu de si loin simplement pour lui dire qu’on aime son livre. Nous pouvons avoir un autographe sur le livre, à l’intérieur, comme cela se fait. C’est bien cela ? Nous ferons mieux d’acheter un nouvel exemplaire ; celui-ci est tout taché. Il ne ferait pas bon effet.
— Tout ce que tu veux, dit Joe. Je te laisserai décider de tous les détails ; je sais que tu peux le faire. Une jolie fille tombe toujours tout le monde ; quand il verra quelle créature renversante tu es, il ouvrira la porte toute grande. Mais attention : pas de blague.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Tu dis que nous sommes mariés. Je ne veux pas que tu te trouves embringuée avec lui, tu sais. Ce serait terrible. Ça ruinerait l’existence de tout le monde ; quelle récompense pour avoir laissé entrer des visiteurs, quelle ironie. Alors, fais bien attention, Juliana.
— Tu pourras discuter avec lui, dit Juliana. Ce passage où il est question de la trahison de l’Italie qui leur fait perdre la guerre ; dis-lui ce que tu m’as dit.
— C’est ça, dit Joe en acquiesçant. Nous discuterons de toute la question.
Ils avançaient vite.
À 7 heures du matin, le lendemain, heure des États américains du Pacifique, Mr Nobusuke Tagomi sortit du lit, partit dans la direction de la salle de bains, puis changea d’avis et alla directement à l’oracle.
Assis les jambes croisées sur le plancher de sa pièce de séjour il commença à manipuler les quarante-neuf baguettes. Il avait l’impression très nette que ses questions avaient un caractère urgent et il fut fébrile jusqu’au moment où il eut le verset devant lui.
Choc ! Hexagramme Cinquante et un !
Dieu apparaît sous la forme de l’Éveilleur. Tonnerre et éclairs. Bruits. Il se boucha involontairement les oreilles. Ha-Ha ! Oh ! oh ! L’ébranlement sème l’effroi, l’éclair, il éblouit. Le lézard galope et le tigre rugit et c’est Dieu Lui-même qui surgit !
Quel est le sens de cela ? Il promenait un regard scrutateur dans sa pièce de séjour. L’arrivée de… quoi ?
Il bondit sur ses pieds et resta là, attendant, pantelant.
Rien. Les battements de son cœur. La respiration, tous les processus somatiques, y compris toute la série de réponses automatiques contrôlées par le diencéphale, devant une situation critique : sécrétion d’adrénaline, tachycardie, accélération du pouls, contraction de la gorge, dilatation des pupilles, relâchement intestinal et ainsi de suite. Crampes d’estomac et suppression de la libido.
Et pourtant, rien à voir ; rien à faire pour qui que ce soit. S’enfuir ? Tout faire pour préparer une fuite précipitée ? Mais pour aller où et comment ? Mr Tagomi se le demandait. Aucun indice. Donc impossible. Le dilemme du civilisé ; le corps en éveil, mais le danger obscur.
Il alla dans la salle de bains et commença à se savonner le visage avec son blaireau.
Le téléphone se mit à sonner.
— C’est le choc, dit-il tout haut en reposant son rasoir. Sois prêt. (Il alla rapidement de la salle de bains à la pièce de séjour.) le suis prêt, dit-il en soulevant le récepteur. (Sa voix s’étranglait ; il s’éclaircit la gorge :) Ici, Tagomi.
Un temps. Puis une voix faible, sèche, comme un bruissement, faisant penser à de vieilles feuilles sèches, très loin :
— Monsieur. Ici Shinjiro Yatabé. Je suis arrivé à San Francisco.
— Tous les compliments de bienvenue de la haute direction de la Mission commerciale, dit Mr Tagomi. Comme je suis heureux. Vous êtes en bonne santé et détendu ?
— Oui, Mr Tagomi. Quand puis-je vous voir ?
— Très vite. Dans une demi-heure, dit Mr Tagomi en essayant de voir l’heure à la pendule de sa chambre. Il y a une troisième personne : Mr Baynes. Je dois le prévenir. Cela peut retarder un peu, mais…
— Si nous disions dans deux heures, monsieur ? dit Mr Yatabé.
— Oui, dit Mr Tagomi en s’inclinant.
— À votre bureau dans l’immeuble du Nippon Times.
Mr Tagomi fit un nouveau petit salut.
Un déclic. Mr Yatabé avait raccroché.
C’est Mr Baynes qui va être content, se dit Mr Tagomi. Charmé à l’idée de commander du saumon, par exemple, une jolie queue bien épaisse. Il secoua le support du récepteur, puis composa sur-le-champ le numéro de l’hôtel Abhirati.
— Supplice terminé, dit Mr Tagomi. 10 h 30. Au revoir.
Il raccrocha et retourna en courant dans la salle de bains pour finir de se raser. Pas le temps de prendre un petit déjeuner ; demander à Mr Ramsey de s’en occuper d’urgence dès que tout le monde sera arrivé au bureau. Nous pourrons peut-être, à nous trois, nous permettre… tout en se rasant, il projetait dans sa tête un bon petit déjeuner.
En pyjama, Mr Baynes restait debout près de son téléphone, en se frottant le front et en réfléchissant. Quelle honte que j’aie violé la consigne en prenant contact avec cet agent, se disait-il. Si j’avais attendu seulement un jour de plus.
Mais il n’y avait probablement pas eu de dégâts. Cependant il aurait dû retourner le jour même au grand magasin. Et si je n’y parais pas ? Cela peut déclencher une réaction en chaîne ; ils vont croire que j’ai été assassiné, ou quelque chose du même genre. Ils essaieront de retrouver ma trace.
Ça ne fait rien. Parce qu’il est là. Enfin. L’attente est terminée.
Mr Baynes se précipita dans la salle de bains et s’apprêta à se raser.
Je ne doute pas que Mr Tagomi le reconnaisse dès qu’il le verra, se dit-il. Nous pouvons laisser tomber le « Mr Yatabé », renoncer dès maintenant à cette couverture. En fait, nous pouvons abandonner toutes les couvertures, tous les faux-semblants.
Dès qu’il fut rasé, Mr Baynes sauta sous la douche. Tandis que l’eau jaillissait tout autour de lui, il se mit à chanter à tue-tête :
Il est probablement trop tard à présent pour que la S.D. fasse quoi que ce soit, se dit-il. Même s’ils trouvent. Je peux donc peut-être cesser de me faire du mauvais sang, tout au moins pour cette question secondaire. De me soucier de ce qui concerne ma situation personnelle.
Quant au reste… il est possible que cela ne fasse que commencer.
11
Pour le consul du Reich à San Francisco, Freiherr Hugo Reiss, la première affaire de cette journée était inattendue et très désagréable. En arrivant à son bureau, il trouva un visiteur qui l’attendait déjà : un homme mûr, corpulent, à la mâchoire puissante, au visage grêlé ; une grimace de désapprobation faisait se rejoindre ses deux sourcils noirs en broussaille. L’homme se leva, fit le salut du Parti en murmurant en même temps : « Heil ! »