Reiss lui répondit de même. Il grondait intérieurement, mais il gardait un sourire commercial.
— Herr Kreuz vom Meere, quelle surprise ! Voulez-vous entrer ?
Il ouvrit la porte de son bureau personnel, qui était fermée à clef, en se demandant où pouvait bien être son vice-consul et qui avait laissé entrer le chef de la S.D. De toute façon, il était là, on ne pouvait plus rien faire.
En le suivant, les mains dans les poches de son pardessus de lainage sombre, Kreuz vom Meere disait :
— Écoutez, Freiherr. Nous avons repéré ce garçon de l’Abwehr. Ce Rudolf Wegener. Il s’est présenté à une vieille boîte aux lettres de l’Abwehr que nous avons sous surveillance. (Kreuz vom Meere éclata de rire, en montrant une énorme mâchoire aurifiée :) Et nous avons suivi sa trace jusqu’à son hôtel.
— Parfait, dit Reiss en remarquant son courrier sur son bureau.
Ainsi Pferdehuf devait être dans les parages. Il avait sans aucun doute laissé la porte du bureau fermée pour empêcher le chef de la S.D. de se livrer à une petite inspection officieuse.
— Ceci est important, dit Kreuz vom Meere. J’ai avisé Kaltenbrunner. Priorité absolue. Vous allez probablement recevoir d’un instant à l’autre des nouvelles de Berlin. À moins que ces Unratfresser de là-bas ne brouillent tout.
Il s’assit sur la table du consul, sortit de sa poche une liasse de papiers pliés, l’ouvrit laborieusement, ses lèvres continuant à s’agiter :
— Nom de couverture : Baynes. Se fait passer pour un industriel suédois ou un représentant ou quelque chose ayant un rapport avec les fabriques. À reçu ce matin à 8 h 10 un coup de téléphone d’un fonctionnaire japonais concernant un rendez-vous à 10 h 30 dans le bureau de ce Japonais. Nous sommes en train d’essayer de retrouver l’origine de cet appel. Nous aurons probablement le résultat dans une demi-heure. On me le fera connaître ici.
— Je vois, dit Reiss.
— Maintenant, nous pouvons arrêter ce type, poursuivit Kreuz vom Meere. Dans ce cas, nous le renvoyons dans le Reich à bord du premier avion de la Lufthansa. Cependant, les Japonais ou Sacramento peuvent protester et essayer de nous en empêcher. C’est auprès de vous qu’ils protesteront, s’ils le font. En fait, ils peuvent exercer une énorme pression. Et ils enverront à l’aéroport un plein camion de ces durs du Tokkoka.
— Vous ne pouvez pas les empêcher de découvrir la chose ?
— Trop tard. Il est en route pour aller à son rendez-vous. Nous serons peut-être obligés de l’enlever sur place. Entrer, nous emparer de lui, partir aussitôt.
— Ça ne me plaît guère, dit Reiss. Supposez que son rendez-vous soit avec un très haut fonctionnaire japonais ? Il est possible qu’un représentant personnel de l’Empereur se trouve actuellement à San Francisco. J’en ai vaguement entendu parler l’autre jour…
— Ça n’a pas d’importance, dit Kreuz vom Meere en l’interrompant. C’est un ressortissant allemand, il est soumis aux lois du Reich.
Et nous les connaissons, les lois du Reich, dit Reiss en lui-même.
— J’ai une escouade de Kommandos toute prête, poursuivit Kreuz vom Meere. Cinq hommes de premier ordre. (Il éclata de rire :) Ils ont l’air de violonistes. De beaux visages ascétiques. Pleins de flamme. On croirait des séminaristes. Ils entreront. Les Japonais les prendront pour un quatuor à cordes.
— Quintette, rectifia Reiss.
— Oui. Ils iront directement à la porte – ils sont habillés juste comme il faut. Un peu comme vous, dit-il en jetant un coup d’œil au consul.
Merci toujours, dit Reiss en lui-même.
— Ils se montreront au grand jour. Ils s’approchent de ce Wegener, se rassemblent autour de lui. Ils font semblant de conférer. Un message important. (Kreuz continuait de sa voix endormante, tandis que le consul commençait à ouvrir son courrier :) Aucune violence. Simplement : « Herr Wegener, venez avec nous, s’il vous plaît. Vous comprenez. » Et entre deux vertèbres une petite piqûre. Seringue. Paralysie des ganglions supérieurs.
Reiss acquiesça.
— Vous m’écoutez ?
— Ganz bestimmt.
— Alors, on ressort. À la voiture. Retour à mon bureau. Les Japonais font quelque raffut. Mais ils restent polis. (Kreuze vom Meere descendit du bureau pour imiter les courbettes d’un Japonais.) Très déplacé de nous avoir trompé, Herr Kreuz vom Meere. Cependant, adieu, Herr Wegener…
— Baynes, rectifia Reiss. Est-ce qu’il n’utilise pas son pseudonyme ?
— Baynes. Si tristes de vous voir partir. Peut-être que la prochaine fois nous pourrons parler beaucoup plus longtemps. (Sur le bureau de Reiss, le téléphone se mit à sonner et Kreuz vom Meere arrêta ses facéties.) C’est peut-être pour moi, dit-il.
Il s’apprêtait à répondre quand Reiss s’avança pour saisir le récepteur :
— Ici Reiss.
Une voix inconnue lui dit :
— Monsieur le Consul, ici Ausland Fernsprechamt à Nova Scotia. C’est un appel téléphonique transatlantique pour vous, de Berlin. C’est urgent.
— Très bien, dit Reiss.
— Un moment, monsieur le Consul. (Quelques parasites, des craquements. Puis une autre voix, celle d’une téléphoniste :) Kanzler.
— Oui, ici Ausland Fernsprechamt à Nova Scotia. Un appel pour le consul du Reich à San Francisco, Herr Reiss. J’ai le consul au bout du fil.
— Ne quittez pas.
Une longue pause, pendant laquelle Reiss continuait, d’une main, à examiner son courrier. Kreuz vom Meere le regardait faire nonchalamment.
— Herr Konsul, désolé de vous prendre de votre temps. (Une voix d’homme. Le sang de Reiss se glaça instantanément dans ses veines. Une voix de baryton, cultivée, roulant légèrement les « r », une voix qui était familière à Reiss :) Ici le Dr Goebbels.
— Oui, Kanzler.
En face de Reiss, Kreuz vom Meere esquissait lentement un sourire. Sa mâchoire avait cessé de pendre.
— Le général Heydrich vient de me demander de vous appeler. Il y a à San Francisco un agent de l’Abwehr. Son nom est Rudolf Wegener. Vous devez coopérer étroitement avec la police en ce qui le concerne. Je n’ai pas le temps de vous donner des détails. Simplement, mettez votre bureau à sa disposition. Ich danke Ihnen sehr dabei.
— J’ai compris, Herr Kanzler, dit Reiss.
— Au revoir, Konsul. (Et le Reichskanzler raccrocha.)
Kreuz vom Meere regardait attentivement Reiss raccrocher son téléphone.
— Avais-je raison ?
— Pas de discussions, répondit Reiss en haussant les épaules.
— Rédigez une autorisation qui nous permette de réexpédier ce Wegener en Allemagne contre sa volonté.
Reiss prit son stylo, rédigea l’autorisation, la signa et la tendit au chef de la S.D.
— Merci, dit Kreuz vom Meere. Maintenant, quand les Japonais viendront vous voir pour se plaindre…
— S’ils viennent.
— Ils viendront, dit Kreuz vom Meere en le regardant bien en face. Sans aucun doute. Un quart d’heure après l’enlèvement de ce Wegener, ils seront ici. (Il avait cessé de plaisanter, de faire le clown.)
— Pas de quintette à cordes, dit Reiss.
Kreuz vom Meere ne répondit pas.
— Nous l’aurons au cours de la matinée. Soyez donc prêt. Vous pouvez dire aux Japonais qu’il est homosexuel ou faussaire, quelque chose dans ce genre. Recherché pour un crime grave et renvoyé dans son pays. Ne leur dites pas qu’il est recherché pour crimes politiques. Vous savez qu’il y a quatre-vingt-dix pour cent de la loi Nationale-Socialiste qu’ils ne reconnaissent pas.