— Je sais, dit Reiss. Je sais ce que je dois faire.
Il était de mauvaise humeur, il sentait qu’on se moquait de lui. Il est passé par-dessus moi, se disait-il. Comme d’habitude. Il a contacté la Chancellerie. Les salauds !
Ses mains tremblaient. Un coup de téléphone du Dr Goebbels ; ça venait de là ? Une crainte respectueuse du Tout-Puissant ? Ou son ressentiment à sentir qu’il avait été court-circuité par… cette saloperie de police. Ils deviennent de plus en plus forts. Goebbels travaillait déjà pour eux ; ils dirigeaient le Reich.
Mais que puis-je faire ? Y a-t-il seulement quelqu’un qui y puisse quelque chose ?
Mieux vaut coopérer, se disait-il avec résignation. Ce n’était pas le moment de prendre cet homme à rebrousse-poil ; il peut probablement faire rentrer qui il veut en Allemagne, et peut-être aussi faire destituer quiconque lui est hostile.
— Je vois, dit-il tout haut, que vous n’aviez pas exagéré l’importance de cette affaire, Herr Polizeiführer. La sécurité de l’Allemagne dépend de toute évidence de la rapidité avec laquelle vous avez pu détecter cet espion, ce traître, quel qu’il puisse être.
En lui-même, il était honteux de s’entendre choisir de tels mots. Cependant Kreuz vom Meere paraissait satisfait.
— Merci, Consul, dit-il.
— Vous nous avez peut-être tous sauvés.
— Bon, mais nous ne le tenons pas encore, répondit tristement Kreuz vom Meere. Attendons un peu. Je voudrais bien que ce coup de téléphone vienne.
— Je m’occuperai des Japonais, dit Reiss. J’ai une grande expérience, comme vous savez. Leurs plaintes…
— Ne bavardons plus, dit Kreuz vom Meere en l’interrompant. Il faut que je réfléchisse.
Évidemment ce coup de téléphone de la Chancellerie le préoccupait : à son tour, il sentait la pression s’exercer sur lui.
Il est possible que ce type s’en sorte et ça vous coûtera votre poste, se disait le consul Hugo Reiss. Mon poste, votre poste – nous pouvons nous retrouver dans la rue d’un moment à l’autre. Pas plus de sécurité pour vous que pour moi.
En réalité, se disait-il, cela peut valoir la peine de voir comment on pourrait un peu ralentir vos activités, Herr Polizeiführer, en traînant par-ci par-là. Quelque chose de négatif qui ne pourrait jamais être décelé. Par exemple, lorsque les Japonais viendront se plaindre ici, je pourrais m’arranger pour laisser échapper une indication sur l’avion de la Lufthansa à bord duquel ce type sera emmené… ou bien à part cela, les conduire à se sentir encore un peu plus offensés – par un sourire à peine méprisant – qui laisse entendre que le Reich s’amuse d’eux, ne prend pas au sérieux ces petits hommes jaunes. Il est facile de les exciter ainsi. Et lorsqu’ils seront suffisamment en colère, ils porteront peut-être l’affaire devant Goebbels.
Toute une gamme de possibilités. La S.D. ne peut pas réellement faire sortir ce type des États américains du Pacifique sans ma coopération active. Si je peux seulement trouver le joint…
Je déteste les gens qui me passent par-dessus la tête, se disait Freiherr Reiss. Ça me met tout à fait mal à mon aise. Cela me rend tellement nerveux que je ne peux plus dormir, et quand je ne dors pas, je ne peux pas faire mon travail. Je dois donc à l’Allemagne de redresser la situation. Je serais beaucoup plus à mon aise la nuit, comme le jour d’ailleurs, si ce brigand bavarois de bas étage était rentré chez lui, en train de rédiger des rapports dans quelque poste de police obscur.
L’ennui, c’est que l’on n’a pas le temps. Au moment où je suis en train d’essayer de décider comment…
Le téléphone sonna.
Cette fois Kreuz vom Meere tendit la main pour le saisir et le consul Reiss le laissa faire.
— Allô, Allô ! dit Kreuz vom Meere.
Il y eut un moment de silence pendant qu’il écoutait.
Déjà ? pensait Reiss.
Mais le chef de la S.D. lui tendait l’appareil.
— C’est pour vous.
En poussant en lui-même un soupir de soulagement, Reiss prit le récepteur.
— C’est un maître d’école, dit Kreuz vom Meere. Il veut savoir si vous pouvez lui donner des affiches pittoresques d’Autriche pour décorer sa classe.
Vers 11 heures du matin, Robert Childan ferma son magasin et partit, à pied, pour le bureau de Mr Paul Kasoura.
Heureusement, Paul n’était pas occupé. Il accueillit Childan avec politesse et lui offrit une tasse de thé.
— Je ne vais pas vous importuner longtemps, dit Childan lorsqu’ils eurent l’un et l’autre commencé à siroter leur thé.
Le bureau de Paul était petit, moderne et meublé avec simplicité. Sur le mur, une unique et magnifique estampe, le Tigre de Mokkei, un chef-d’œuvre de la fin du XIIIe siècle.
— Je suis toujours heureux de vous voir, Robert, dit Paul sur un ton qui, d’après l’idée que s’en fit Childan, était très légèrement distant.
C’était peut-être de l’imagination de sa part. Childan regardait avec circonspection par-dessus sa tasse de thé. L’autre paraissait certainement amical. Et cependant… Childan sentait comme un changement.
— Votre femme, dit Childan, a été déçue par ce cadeau mal fini. Je lui ai peut-être fait injure. Cependant comme je vous l’ai expliqué en vous l’offrant, lorsqu’il s’agit de quelque chose de nouveau qui n’a encore jamais été mis à l’épreuve, on ne peut faire une estimation convenable ou définitive – et en tout cas cela ne peut être fait par quelqu’un qui ne voit que le côté commercial. Vous êtes certainement tous les deux mieux placés que moi pour en juger.
— Elle n’a pas été déçue, Robert. Je ne lui ai pas donné ce bijou. (Il sortit de son tiroir la petite boîte blanche.) Il n’a pas quitté ce bureau.
Il sait, se dit Childan. Quel homme intelligent. Il ne lui en a même jamais parlé. C’est donc ainsi. À présent, espérons qu’il ne va pas s’en prendre à moi. M’accuser d’une façon ou d’une autre d’avoir tenté de séduire sa femme.
Il pourrait me ruiner, se disait Childan. Le visage impassible, il continuait à boire son thé.
— Vraiment ? dit-il d’une voix douce.
Paul ouvrit la boîte, sortit la broche et se mit à l’examiner. Il la tenait dans la lumière, la retournait dans tous les sens.
— Je me suis permis de montrer cet objet à un certain nombre de mes relations d’affaires, dit Paul, des gens qui partagent mon goût pour les objets historiques américains ou pour des créations artisanales d’une valeur esthétique certaine. (Il ne quittait pas Childan des yeux.) Bien entendu, personne n’avait encore rien vu de pareil. Comme vous me l’avez expliqué, jusqu’à présent on ne connaissait pas de travaux contemporains de cette nature. Vous m’avez également dit, je crois, que vous étiez représentant exclusif ?
— C’est exact, dit Childan.
— Vous voulez connaître leur réaction ?
Childan s’inclina.
— Ces gens, dit Paul, ont ri.
Childan ne disait toujours rien.
— Moi aussi, j’ai ri sous cape, sans que vous vous en doutiez, dit Paul, l’autre jour quand vous êtes venu me montrer cette chose. Naturellement, pour éviter de vous faire perdre votre sang-froid, j’ai évité de le laisser paraître ; comme vous vous en souviendrez certainement, je ne me suis guère compromis par ma façon de réagir.
Childan approuva.
Examinant toujours la broche, Paul continua :
— Cette réaction est facile à comprendre. Voici un morceau de métal qui a été fondu jusqu’à devenir informe. Il ne représente rien. Il ne comporte aucun dessin, aucune intention. Il est simplement amorphe.