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— Oui, dit Paul. Je le suppose.

Il y avait quelque chose dans le ton de Paul que Childan remarqua aussitôt. Une façon nébuleuse et particulière d’insister. Cela s’imposa à Childan. Il avait sans aucun doute dissipé l’ambiguïté : il voyait.

Bien sûr. Toute cette affaire, c’était le cruel renoncement auquel aboutissaient les efforts des Américains, et il y assistait. Du cynisme, mais à Dieu ne plaise, il avait avalé l’hameçon, la ligne et le plomb. Il m’a fait le reconnaître pas à pas, se dit-il. Il m’a conduit à cette conclusion : les productions manuelles américaines sont tout juste bonnes à servir de modèles pour des porte-bonheur de pacotille.

C’était ainsi que les Japonais imposaient leur domination, non par la brutalité, mais avec subtilité, ingéniosité, une ruse inlassable.

Seigneur ! Nous sommes des Barbares à côté d’eux. Nous sommes simplement des lourdauds en présence de raisonnements aussi impitoyables. Paul ne m’a pas dit que notre art est sans valeur ; il me l’a fait dire. Et par une ironie suprême, il se prend à regretter ce que j’ai dit. Une manifestation de chagrin simulé, comme peut en avoir un civilisé, en entendant la vérité sortir de ma bouche.

Il m’a brisé, dit Childan, presque à haute voix – heureusement, cependant, on ne l’entendit pas, cette pensée resta pour lui seul. Il nous a humiliés, ma race et moi. Et je suis sans recours. Il n’y a pas moyen de se venger ; nous sommes battus et nos défaites sont comme cela, si ténues, si délicates que nous pouvons à peine les percevoir. En réalité, il nous faut franchir une étape dans notre évolution pour pouvoir prendre même conscience que c’est arrivé.

Quelle preuve supplémentaire peut être présentée pour établir que les Japonais sont aptes à diriger ? Il avait presque envie de rire, en appréciant peut-être la drôlerie de la chose. Oui, c’était bien cela, c’est comme lorsqu’on entend raconter une bonne histoire. Il faut se la rappeler, la savourer plus tard, la répéter même. Mais à qui ? Ici, problème. Trop personnel pour être raconté.

Dans un coin du bureau de Paul il y avait un panier à papier. Dedans ! Cette pièce de joaillerie de pacotille, débarrassée de son wu.

Est-ce que je peux le faire ? La jeter ? Mettre fin à cette situation sous les yeux de Paul ?

Je ne peux même pas la jeter. Il s’en aperçut et il la tint serrée dans sa main. Il ne le faut pas, se dit-il. Si tu prévois de te retrouver devant ton camarade japonais.

Qu’ils aillent au diable, je ne peux me libérer de leur influence, céder à l’impulsion. Toute spontanéité est écrasée… Paul le regardait avec insistance, il n’avait besoin de rien dire ; sa présence suffisait. Sa conscience était prise au filet, un fil invisible partait de cet objet de pacotille qui se trouvait dans ses mains et remontait son bras pour le relier à son âme.

Je crois que j’ai trop longtemps vécu dans leur voisinage. Trop tard à présent pour m’enfuir, retourner parmi les Blancs et vivre comme eux.

— Paul, dit Robert Childan. (Sa voix était comme un coassement maladif ; ni contrôle ni modulation.)

— Oui, Robert.

— Paul… je… suis… humilié.

La pièce tournait.

— Pourquoi cela, Robert ?

Il paraissait intéressé, mais il était plutôt détaché. Il ne se sentait pas en cause.

— Paul. Un moment. (Il tripotait le petit bijou, qui était humide de sueur.) Je… suis fier de ce travail. Il ne peut pas être envisagé d’en faire des porte-bonheur de pacotille. Je rejette l’idée.

Une fois de plus, il ne put saisir la réaction du jeune Japonais, qui prêtait simplement l’oreille, sans plus.

— Merci tout de même, dit Robert Childan.

Paul s’inclina.

Robert Childan s’inclina.

— Les hommes qui ont fait cela, dit Childan, sont des artistes américains pleins de fierté. Moi compris. Suggérer d’en faire des porte-bonheur de pacotille est donc une injure et je demande des excuses.

Un silence incrédule et prolongé.

Paul le guettait toujours. Un sourcil relevé légèrement et ses fines lèvres crispées. Un sourire ?

— Je le demande, dit Childan.

C’était tout ; il ne pouvait pas aller plus loin.

À présent, il se contentait d’attendre.

Rien ne se passait.

S’il vous plaît, disait-il en lui-même, aidez-moi.

— Pardonnez mon excès de prétention.

Il lui tendit la main.

— Très bien, dit Robert Childan.

Ils se serrèrent la main.

Le calme revint dans l’esprit de Childan. J’ai traversé l’épreuve et j’en suis sorti. Tout est fini. Par la grâce de Dieu ; cela s’est produit au moment précis où il le fallait pour moi. Une autre fois – cela se passerait autrement. Pourrais-je jamais oser une fois de plus forcer ma chance ? Probablement non.

Il se sentait mélancolique. Un bref instant, comme s’il montait à la surface et la voyait dégagée.

La vie est courte, se disait-il. L’art, ou quelque chose qui n’est pas la vie, est long, cela s’étend sans fin, comme un ver solide. Plat, blanc, il n’est pas lissé par le passage de quoi que ce soit par-dessus ou en travers. Je suis là. Mais pas pour longtemps. Il prit la petite boite et rangea la joaillerie Edfrank dans la poche de son veston.

12

— Mr Tagomi, voici Mr Yatabé, dit Mr Ramsey.

Il se retira dans un coin du bureau et le vieux monsieur fit son entrée.

— Je suis heureux de vous rencontrer personnellement, monsieur, dit Mr Tagomi en tendant la main.

La vieille main légère et fragile glissa dans la sienne ; il la secoua sans la serrer et la lâcha aussitôt. J’espère n’avoir rien cassé, se dit-il. Il examina le visage du vieux monsieur et en fut charmé. On sentait un caractère sévère, sans failles. Rien de nébuleux dans l’esprit. Toutes les solides traditions ancestrales émanaient certainement de lui, qui en était conscient. C’était déjà la plus magnifique qualité qu’on puisse trouvez chez un vieillard – et voici qu’il s’apercevait qu’il avait devant lui le général Tedeki, l’ancien chef de l’état-major impérial.

Mr Tagomi s’inclina très bas.

— Mon général, dit-il.

— Où est la troisième personne ? demanda le général Tedeki.

— Il vient au pas de course ; il n’est pas loin à présent, dit Mr Tagomi. Je l’ai fait prévenir à son hôtel.

Complètement bouleversé, il recula de plusieurs pas, en restant toujours incliné, ne semblant plus capable de reprendre une position normale.

Le général s’assit. Ignorant probablement toujours l’identité du vieil homme, Mr Ramsey lui avait tendu le siège, mais sans faire montre d’une déférence particulière. Toujours hésitant, Mr Tagomi prit un siège en face de lui.

— Nous avons perdu du temps, dit le général. C’est regrettable mais impossible à éviter.

— C’est exact, dit Mr Tagomi.

Dix minutes se passèrent. Personne ne disait rien.

— Excusez-moi, monsieur, dit à la fin Mr Ramsey, en s’agitant. Je vais me retirer à moins que vous n’ayez besoin de moi.

Mr Tagomi ayant acquiescé, Mr Ramsey sortit.

— Du thé, mon général ? demanda Mr Tagomi.

— Non, monsieur.

— Monsieur, dit Mr Tagomi, je reconnais que j’ai peur. Je pressens quelque chose de terrible dans cette entrevue.

Le général inclina la tête.

— Mr Baynes, que j’ai rencontré, dit Mr Tagomi, et reçu chez moi, se dit suédois. En y regardant de plus près on s’aperçoit que c’est quelque Allemand haut placé. Je dis cela parce que…

— Continuez, je vous prie.

— Merci, mon général. L’agitation qu’il manifeste à la perspective de cette réunion me donne à penser qu’il y a là un rapport avec les bouleversements politiques du Reich.