L’oracle se fraierait un passage à travers tout cela. Même une race de chats pervers telle que l’Allemagne nazie est compréhensible pour le Yi King.
Voyant Mr Tagomi manipuler distraitement la poignée de baguettes, Mr Baynes pouvait sonder la profondeur de la détresse de cet homme. Cet événement qui l’avait conduit à tuer et mutiler deux hommes était, pour lui, non seulement épouvantable, mais inexplicable.
Que puis-je dire pour le consoler ? Il a tiré en mon nom ; c’est donc à moi qu’incombe la responsabilité de ces deux morts, et je l’assume. C’est ainsi que je vois les choses.
Le général s’approcha de Mr Baynes et lui dit d’une voix douce :
— Vous êtes témoin du désespoir d’un homme. Il a, voyez-vous, été sans aucun doute élevé dans la religion bouddhiste. Son influence est présente, même sans se manifester. C’est une culture qui apprend qu’on ne doit pas ôter la vie : tout ce qui vit est sacré.
Mr Baynes acquiesça.
— Il recouvrera son équilibre, poursuivit le général Tedeki. Le moment venu. Actuellement il n’a pas trouvé l’angle sous lequel il peut envisager son acte pour le comprendre. Ce livre l’y aidera, car il fournit un système de référence extérieur.
— Je vois, dit Mr Baynes.
Mais il se disait en lui-même : un autre système de référence qui pourrait lui être d’un certain secours, ce serait la doctrine du Péché originel. Je me demande s’il en a seulement entendu parler. Nous sommes tous condamnés à commettre des actes de cruauté, de violence, à faire le mal ; tel est notre destin, déterminé par des faits immémoriaux. Notre Karma.
Pour sauver une vie, Mr Tagomi en a pris deux. Un esprit logique, équilibré, ne peut pas comprendre cela. Un homme aussi bon que Mr Tagomi peut devenir fou devant les conséquences d’une telle réalité.
Néanmoins, se disait Mr Baynes, le point crucial n’est pas situé dans le présent, il ne dépend pas de sa mort, ou de la mort de ces deux hommes de la S.D. ; il se trouve – par hypothèse – dans l’avenir. Ce qui vient d’arriver trouvera – ou ne trouvera pas – sa justification dans ce qui se passera plus tard. Peut-être pouvons-nous sauver l’existence de millions d’hommes, de tous les Japonais, par le fait.
Mais l’homme qui manipulait les baguettes de l’oracle ne pouvait pas penser à cela ; le présent, l’actualité étaient trop tangibles, en l’espèce, les Allemands, l’un mort, l’autre mourant, gisant sur le sol du bureau.
Le général Tedeki avait raison ; Mr Tagomi comprendrait avec le recul du temps. À moins qu’il ne se réfugiât dans les ténèbres de la maladie mentale, détournant à jamais ses regards, dans un état de perplexité désespérée.
D’ailleurs, nous ne sommes pas tellement différents, pensait Mr Baynes. Nous sommes confrontés avec les mêmes troubles confusionnels. Par conséquent nous ne pouvons être d’aucun secours à Mr Tagomi. Nous ne pouvons qu’attendre, dans l’espoir de le voir survivre et se rétablir, finalement.
13
Ils trouvèrent à Denver des magasins élégants et modernes. Les vêtements, de l’avis de Juliana, étaient d’un prix exorbitant, mais Joe ne semblait pas s’en soucier, ni même s’en apercevoir ; il se contentait de payer ce qu’elle avait choisi et ils couraient tous les deux dans une autre boutique.
Sa principale acquisition – après de multiples essayages, des discussions prolongées – se fit tard dans la journée, après qu’elle eut écarté bien des modèles : une robe bleu clair, exclusivité italienne, avec des manches bouffantes et largement décolletée. Elle avait vu cette robe portée par un mannequin dans un magazine européen de mode ; on la considérait comme la plus belle création de la saison. Joe en eut pour près de deux cents dollars.
Pour aller avec cette robe, elle avait besoin de trois paires de souliers, d’autres bas de nylon, de plusieurs chapeaux et d’un nouveau sac de cuir noir fait à la main. Elle s’aperçut également que le décolleté de sa robe italienne exigeait le port d’un nouveau soutien-gorge qui ne couvre que la partie inférieure du sein. En s’examinant dans le grand miroir du magasin, elle se sentit un peu nue et pas très sûre de ce qui se passerait si elle se penchait un peu trop en avant. Mais la vendeuse lui garantit que le nouveau soutien-gorge resterait bien en place, malgré son absence d’épaulettes.
Tandis qu’elle s’examinait dans l’intimité du salon d’essayage, Juliana s’accordait juste un peu au-dessus du bout du sein, mais pas un millimètre de plus. Les soutiens-gorge coûtaient aussi une somme coquette. Également d’importation, lui expliqua la vendeuse, et faits à la main. Elle lui montra une robe de sport, des shorts, des costumes de bain, une robe de plage en tissu éponge ; mais, immédiatement, Joe commença à s’agiter. Ils partirent donc.
— Tu ne trouves pas que je vais être formidable ? dit-elle pendant que Joe chargeait les paquets dans la voiture.
— Oui, répondit-il d’un air préoccupé. En particulier avec cette robe bleue. Tu la mettras quand nous irons là-bas, chez Abendsen ; tu comprends ?
Ce dernier mot était dit d’une voix rude, comme s’il s’était agi d’un ordre ; elle en fut surprise.
— Je fais un quarante ou un quarante-deux, dit-elle en entrant dans la boutique suivante. La vendeuse sourit aimablement et les accompagna à l’endroit où les robes étaient pendues. De quoi avait-elle encore besoin ? Juliana se le demandait. Mieux valait acheter le plus de choses possible tant qu’elle le pouvait ; elle parcourut des yeux, très rapidement, les blouses, les jupes, les tricots, les pantalons, les manteaux. Oui, un manteau.
— Joe, dit-elle, il me faut un manteau long. Mais pas en drap.
Ils transigèrent pour un manteau en fibre synthétique de provenance allemande ; c’était plus solide et moins cher que la vraie fourrure. Mais elle se sentait déçue. Elle se réconforta en regardant les bijoux. Mais c’était une abominable camelote dépourvue de toute imagination et de toute originalité.
— Il me faut quelques bijoux, expliqua-t-elle à Joe. Des boucles d’oreilles, au moins. Ou une broche – pour mettre avec la robe bleue.
Elle l’entraîna le long du trottoir jusqu’à une boutique de bijoutier. Puis, soudain, se sentant coupable, elle se souvint :
— Et tes vêtements ? Il faut que nous allions faire des achats pour toi, à présent.
Pendant qu’elle regardait les bijoux, Joe alla se faire couper les cheveux. Quand elle le vit revenir une demi-heure plus tard, elle fut stupéfaite ; non seulement il s’était fut couper les cheveux aussi ras que possible, mais encore il s’était fait teindre. Elle avait peine à le reconnaître ; il était blond. Mon Dieu ! se dit-elle en le regardant. Mais pourquoi ?
— J’en ai assez d’être un Rital, dit-il avec un haussement d’épaules.
Ce fut tout ce qu’il consentit à dire ; ils entrèrent dans un magasin de vêtements pour hommes mais il refusa de discuter.
Ils achetèrent un costume bien coupé en dacron, la nouvelle fibre synthétique Du Pont. Des chaussettes, du linge de corps et une paire d’élégantes chaussures à bouts pointus. Et quoi maintenant ? se demandait Juliana. Des chemises. Et des cravates. Avec l’aide du vendeur, elle choisit deux chemises blanches avec des poignets mousquetaire, plusieurs cravates de fabrication française, et une paire de boutons de manchettes en argent. Il ne fallut pas plus de quarante minutes pour faire tous ces achats ; elle était étonnée de la facilité avec laquelle cela s’était fait, en comparaison du mal qu’il avait fallu se donner pour elle.