— C’est simplement une crise d’angoisse. Est-ce que ça ne t’arrive pas tout le temps ? Je vais te chercher un calmant à la pharmacie de l’hôtel. Du Gardenal ? Qu’en penses-tu ? Et nous n’avons rien mangé depuis ce matin 10 heures. Tu vas aller très bien. Quand nous arriverons chez Abendsen, tu n’auras rien à faire qu’à rester là à côté de moi ; c’est moi qui parlerai. Tu n’auras qu’à sourire et à te montrer aimable avec moi et avec lui ; rester avec lui et lui faire la conversation, pour qu’il reste avec nous, qu’il ne s’en aille pas autre part. Quand il te verra, je suis certain qu’il nous laissera entrer, surtout avec cette robe de coupe italienne. Moi-même, à sa place, je te laisserais entrer.
— Laisse-moi aller dans la salle de bains, dit-elle. Je suis malade. S’il te plaît. (Elle se débattait pour se dégager.) Je vais être malade… Laisse-moi m’en aller…
Il la lâcha ; elle traversa la chambre, entra dans la salle de bains et referma la porte.
Je peux le faire, se dit-elle. Elle donna de la lumière, elle en fut éblouie. Elle cligna des yeux. Je peux le trouver. Dans l’armoire à pharmacie, il y avait en cadeau de la direction de l’hôtel, des lames de rasoir, du savon, du dentifrice. Elle ouvrit le paquet de lames. À un seul tranchant, c’est cela. Elle sortit une lame bleu foncé toute neuve, enduite de graisse.
L’eau coulait dans la douche. Elle y entra… Bon Dieu ! elle avait ses vêtements sur elle. Fichus. Sa robe lui collait sur le corps. Ses cheveux ruisselaient. Horrifiée, elle trébucha, tomba à moitié, chercha à sortir à tâtons. L’eau coulait de ses bas… elle se mit à crier.
Joe la trouva debout à côté du siège des W.-C. Elle avait ôté son costume tout mouillé, fichu. Elle était nue, appuyée sur un bras, penchée, essayant de se remettre.
— Mon Dieu ! lui dit-elle quand elle s’aperçut qu’il était là, je ne sais pas quoi faire. Mon costume de jersey est perdu. C’est de la laine. (Elle désignait du doigt un tas de vêtements trempés.)
Il paraissait assez frappé, mais il lui dit avec calme :
— Eh bien, de toute façon, tu ne devais pas porter cette robe ce soir.
Il l’essuya avec une serviette-éponge de l’hôtel, la fit sortir de la salle de bains pour la ramener dans la chambre bien chaude, au sol recouvert d’un tapis.
— Mets quelque chose sur toi et je fais monter la coiffeuse ; il n’y a rien d’autre à faire.
Il prit de nouveau le téléphone et se mit à composer un numéro.
— Qu’est-ce que tu m’as pris en fait de pilules ? demanda-t-elle quand il eut fini de téléphoner.
— J’ai oublié. Je descends à la pharmacie. Non, attends ; j’ai quelque chose. Du Nembutal ou une saloperie du même genre.
Il courut à sa valise et se mit à fouiller.
Il lui tendit deux capsules jaunes. Elle hésitait à les prendre. Elle dit :
— Ça ne va pas me tuer ?
— Quoi ? demanda-t-il, le visage contracté.
Faire pourrir le bas de mon corps, se disait-elle. Me dessécher l’entrejambe.
— Je veux dire, dit-elle en s’observant, ça ne va pas m’abrutir complètement ?
— Non. C’est un produit de l’A.G. Chemie qu’ils m’ont envoyé de chez moi. J’en prends quand je ne peux pas dormir. Je vais te chercher un verre d’eau.
Il partit en courant.
La lame, se dit-elle. Je l’ai avalée ; elle est en train de me couper entièrement, irrémédiablement. C’est la punition. Mariée à un Juif et vivant en concubinage avec un tueur de la Gestapo. Elle sentait de nouveau les larmes lui venir aux yeux, des larmes brûlantes. Pour tout ce que j’ai fait. Désemparée.
— Allons, dit-elle en se levant. La coiffeuse.
— Tu n’es pas habillée ! (Il la fit avancer, s’asseoir, essaya de lui mettre une culotte, mais sans aucun succès.) Il faut que je te fasse coiffer, dit-il sur un ton désespéré. Où est cette Hur, cette femme ?
Elle parlait lentement, elle avait de la peine à articuler. Avaler ces pilules. Probablement de l’essence de térébenthine. Tout cela se mélange pour former un produit corrosif qui me rongera les tripes à jamais. Joe baissait les yeux sur elle et blêmissait. Il doit lire en moi, se disait-elle. Il lit dans ma tête avec sa machine, bien que je ne puisse pas la trouver.
— Ces pilules, dit-elle, elles brouillent tout et me font perdre la tête.
— Tu ne les as pas prises, dit-il.
Il désignait le poing fermé de Juliana ; elle s’aperçut en effet qu’elle les tenait toujours.
— Tu es une malade mentale, dit-il. (Il s’était transformé en une masse inerte, lourde, lente.) Tu es très malade. Nous ne pouvons pas partir.
— Pas de médecin, dit-elle. Je vais aller très bien.
Elle s’essaya à sourire ; elle surveillait son visage à lui, pour voir à son expression si elle parvenait à sourire. Une réflexion de son cerveau à lui, il pourrit mes pensées.
— Je ne peux pas t’emmener chez les Abendsen, dit-il. Pas maintenant, en tout cas. Demain. Tu iras peut-être mieux. Nous essaierons demain. Il le faut.
— Est-ce que je peux retourner dans la salle de bains ?
Il avait une expression tendue, il approuva d’un signe de tête, en l’ayant à peine entendue. Elle retourna dans la salle de bains ; elle referma la porte. Dans l’armoire à pharmacie, une autre lame, qu’elle saisit dans la main droite. Elle ressortit.
— Au revoir ! dit-elle.
Au moment où elle ouvrait la porte donnant sur le couloir, il l’empoigna sauvagement.
Zzitt !
— C’est terrible, dit-elle. Ils violent. Je devrais le savoir.
Prête à recevoir les voleurs, les rôdeurs nocturnes ; je peux certainement les maîtriser. Où est parti celui-ci ?
— Laisse-moi passer, dit-elle, ne me barre pas le chemin à moins que tu ne veuilles une leçon. Cependant, seulement les femmes…
Elle alla ouvrir la porte en tenant la lame en l’air. Joe s’assit sur le plancher, les mains crispées sur sa gorge. Position pour bain de soleil.
— Au revoir, dit-elle.
Et elle referma la porte derrière elle. Le couloir tiède aux tapis cloués.
Une femme en blouse blanche, chantonnant, ou chantant même, avançait tête baissée en poussant une petite voiture. Elle regardait les numéros des chambres d’un air hébété. Arrivée devant Juliana, elle leva la tête, ses yeux devinrent tout ronds, elle resta bouche bée.
— Oh ! trésor ! dit-elle. Vous êtes ronde ! Vous avez besoin de beaucoup plus que d’une coiffeuse. Vous allez rentrer tout de suite dans votre chambre et enfiler quelques vêtements avant qu’on vous mette à la porte de cet hôtel. Doux Seigneur ! (Elle ouvrit la porte derrière Juliana.) Demandez à votre homme de vous dessaouler et au service des étages de vous faire monter du café bien chaud. Allons, maintenant, s’il vous plaît, rentrez dans votre chambre.
La femme poussa Juliana à l’intérieur de la chambre, claqua la porte derrière elle, et l’on entendit s’éloigner la petite voiture.
La coiffeuse. Juliana avait compris. Elle baissa les yeux et s’aperçut qu’elle n’avait rien sur elle. Cette femme avait raison.
— Joe, dit-elle, ils ne veulent pas de moi. (Elle trouva le lit, sa valise, l’ouvrit, en sortit des vêtements. Du linge, une blouse, une jupe… une paire de souliers plats.) Fais-moi revenir à moi, dit-elle. (Elle découvrit un peigne, se démêla rapidement, puis se brossa les cheveux.) Quelle histoire ! Cette femme était derrière la porte, elle allait frapper. (Elle se leva et partit à la recherche d’un miroir :) C’est mieux ? (Le miroir était sur la porte de la penderie ; elle se retourna, se dressa sur la pointe des pieds, se balança sur les hanches.) Je suis tellement embarrassée, dit-elle en le cherchant du regard. C’est à peine si je sais ce que je fais. Tu as dû me donner quelque chose ; je ne sais pas ce que c’est, mais ça m’a rendue malade, au lieu de me faire du bien.