Quelqu’un assurément le frappe.
Il ne conserve pas son cœur constamment ferme.
Infortune.
Dieu, se disait-elle ; l’oracle veut dire le tueur, les gens de la Gestapo – il me dit que Joe ou bien quelqu’un dans son genre, quelqu’un d’autre va aller là-bas pour tuer Abendsen. Rapidement, elle tourna la page jusqu’à l’Hexagramme Quarante-trois. Le Jugement :
On doit résolument faire savoir la chose
à la cour du roi.
Elle doit être annoncée conformément à la vérité.
Danger.
On doit informer sa propre ville.
Il n’est pas avantageux de recourir aux armes.
Il est avantageux d’entreprendre quelque chose.
Il est donc inutile de retourner à l’hôtel et d’avoir une certitude en ce qui le concerne, se dit-elle. C’est sans espoir, car on en enverra d’autres. De nouveau l’Oracle le dit, en insistant encore davantage : monter à Cheyenne et mettre Abendsen en garde, malgré le danger que cela représente pour moi. Je dois lui apporter la vérité.
Elle referma le volume.
Elle se mit au volant et reprit sa place dans le flot de la circulation. Elle eut bientôt trouvé son chemin pour sortir de la partie commerçante de Denver et pour gagner l’autoroute se dirigeant vers le nord ; elle allait aussi vite que sa voiture le lui permettait, le moteur faisait un étrange ronflement qui secouait le volant, son siège, faisait vibrer la boîte à gants.
Que Dieu soit remercié pour avoir créé le Todt et ses autoroutes, se disait-elle tandis qu’elle fonçait dans l’obscurité sans voir autre chose que ses propres phares et les lignes blanches délimitant les couloirs de circulation.
Elle creva et, à 10 heures du soir, elle n’avait pas encore atteint Cheyenne, si bien qu’elle n’avait rien d’autre à faire que de quitter l’autoroute et de chercher un endroit pour passer la nuit.
À une sortie de l’autoroute, elle vit devant un panneau indicateur : GREELEY, HUIT KILOMÈTRES. Quelques minutes plus tard, elle roulait dans la rue principale de Greeley en se disant qu’elle repartirait le lendemain matin. Elle aperçut plusieurs motels avec leur enseigne lumineuse indiquant qu’ils avaient de la place, il n’y avait donc aucun problème. Ce que je dois faire, se dit-elle, c’est appeler Abendsen dès ce soir pour dire que j’arrive.
Après s’être égarée, elle sortit péniblement de la voiture, heureuse de pouvoir un peu se détendre les jambes. Toute la journée sur la route, depuis 8 heures du matin. Un peu plus loin, le long du trottoir, on apercevait un drugstore ouvert toute la nuit ; les mains dans les poches de son manteau, elle alla dans cette direction ; dès qu’elle fut enfermée dans la cabine téléphonique, elle demanda les renseignements de Cheyenne.
Ils figuraient – Dieu merci – sur l’annuaire. Elle mit les pièces dans la fente et la téléphoniste appela.
— Allô ! dit bientôt une voix de femme, forte, assez agréable, assez jeune.
— Mrs Abendsen ? dit Juliana. Puis-je parler à Mr Abendsen ?
— De la part de qui, s’il vous plaît ?
— J’ai lu son livre, répondit Juliana, et j’ai fait dans la journée en voiture tout le chemin depuis Canon City, dans le Colorado. Je suis en ce moment à Greeley. J’espérais pouvoir arriver chez vous ce soir, mais ce n’est pas possible, si bien que je voudrais savoir si je peux le voir demain à une heure quelconque.
Au bout d’un moment, Mrs Abendsen dit d’une voix toujours aimable :
— En effet, il est trop tard ; nous nous couchons de très bonne heure. Y avait-il une raison particulière pour laquelle vous vouliez voir mon mari ? Il travaille énormément en ce moment.
— Je voulais lui parler, dit-elle.
Elle entendait sa voix qu’elle trouvait terne et sans résonance ; elle contemplait le mur de la cabine, incapable de trouver quelque chose d’autre à dire – elle avait mal partout, elle avait un mauvais goût dans la bouche et les muqueuses sèches. De l’autre côté, elle voyait servir des milk shakes à des jeunes gens de moins de vingt ans. Elle aurait voulu être avec eux ; elle faisait à peine attention à ce que Mrs Abendsen lui répondait. Elle avait envie d’une boisson rafraîchissante et glacée, et, pour aller avec cela, quelque chose comme un sandwich au poulet.
— Hawthorne travaille à des heures très variables, disait Mrs Abendsen de sa voix gaie et alerte. Si vous venez ici demain, je n’ose rien vous promettre parce qu’il peut être pris du début à la fin de la journée. Mais si c’est bien entendu avant que vous vous embarquiez…
— Oui, dit-elle en l’interrompant.
— Je sais qu’il sera heureux de bavarder avec vous quelques minutes s’il le peut, continua Mrs Abendsen. Mais, cependant, s’il vous plaît, ne soyez pas déçue si par hasard il ne pouvait s’interrompre assez longtemps pour vous parler ou même pour vous voir.
— Nous avons lu son livre et nous l’avons aimé, dit Juliana. Je l’ai avec moi.
— Je vois, dit Mrs Abendsen sur un ton accommodant.
— Nous nous sommes arrêtés à Denver pour faire des achats et nous avons perdu énormément de temps. (Non, pensa-t-elle, tout est changé, tout est différent.) Écoutez, l’Oracle m’a dit de venir à Cheyenne.
— Oh, mon Dieu ! dit Mrs Abendsen.
Elle semblait savoir de quoi il s’agissait, sans prendre la chose très au sérieux.
— Je vais vous indiquer les lignes.
Elle avait pris l’Oracle avec elle dans la cabine téléphonique ; en appuyant le volume sur l’étagère qui se trouvait au-dessus du téléphone, elle se mit, en se donnant beaucoup de mal, à tourner les pages.
— Une seconde…
Elle trouva la page, lut le jugement et ensuite les vers. Quand elle arriva au neuf en haut – le vers qui concerne quelqu’un qui le frappe, et l’infortune – elle entendit Mrs Abendsen pousser une exclamation.
— Pardon ? demanda Juliana en s’arrêtant un instant.
— Continuez, dit Mrs Abendsen.
Il lui sembla que son intonation était à présent plus alerte, plus nette.
Lorsque Juliana eut lu le jugement du Quarante-troisième hexagramme, qui contient le mot « Danger », il y eut un silence. Mrs Abendsen ne disait rien et Juliana se taisait également.
— Eh bien, finit par dire Mrs Abendsen, nous serons heureux de vous voir demain, dans ce cas. Voudriez-vous me dire votre nom, s’il vous plaît ?
— Juliana Frink. Merci beaucoup, Mrs Abendsen.
La téléphoniste s’était mise à pousser des clameurs parce que la durée de la communication était dépassée, si bien que Juliana raccrocha, ramassa son sac et les volumes de l’Oracle, quitta la cabine téléphonique et alla jusqu’au distributeur d’ice-cream soda.
Après avoir commandé un sandwich et un Coca-Cola, tandis qu’elle restait là à fumer une cigarette et à se reposer, elle se rendit compte soudain avec horreur qu’elle n’avait pas parlé à Mrs Abendsen de cet homme de la Gestapo ou de la S.D., quel qu’il fût, ce Joe Cinnadella qu’elle avait laissé à Denver dans la chambre d’hôtel. Elle ne pouvait pas y croire. J’ai oublié ! se disait-elle. Ça m’est complètement sorti de l’esprit.
Comment cela a-t-il pu se faire ? Je dois être dingue ; terriblement malade, stupide, dingue.
Pendant un moment, elle fouilla son sac, en essayant de trouver de la monnaie pour demander une autre communication. Au moment où elle descendait de son tabouret, elle décida qu’elle ne pouvait pas les rappeler. Il était beaucoup trop tard. Elle était elle-même fatiguée et ils devaient dormir, à présent.