— Vous me montrez ce briquet pour… pour me faire comprendre que vous êtes allée chez moi… Vous avez fouillé ma maison, comme votre mari… Vous savez déjà tout ce que je vous raconte, hein ? Vous me testez…
Il grimaçait de douleur à chaque geste. Léane resta de marbre, elle devait surpasser sa pitié, et la petite voix qui, au fond de sa tête, clamait l’innocence de cet homme. Elle alla chercher la photo de Sarah sous le pavé, dans le coin, et la lui montra.
— Vous allez dans un bled au milieu de nulle part, vous trouvez le bonnet de ma fille, ce bonnet-là, par hasard, vous dites. Vous avez travaillé à côté du service qui gère l’enquête sur la disparition de Sarah. Ça fait de drôles de coïncidences qui me font penser que mon mari a de bonnes raisons de vous retenir ici.
Léane ignora si l’œil droit de Giordano pleurait à cause du froid, ou s’il s’agissait d’une vraie larme d’émotion. Il garda le silence et baissa sa lourde paupière tuméfiée.
— Des coïncidences ! Les coïncidences ne… font pas les coupables. Vous écrivez des romans policiers, vous devriez le savoir…
— Comment vous le savez ?
— Les livres, chez moi… Votre mari était certain que… je les avais volés chez vous, dans votre bibliothèque… Mais c’est faux, c’est complètement faux, ces livres m’appartiennent. Ça n’a aucun sens… J’ai passé vingt ans de… ma vie à mettre des ordures derrière les barreaux… des salopards qui traitent les femmes et les enfants comme… des objets, qui vous feraient vomir rien qu’en écoutant le récit de ce qu’ils ont fait. Et c’est moi qu’on juge ?
La voix de Giordano était rugueuse. Léane sentit le froid de la cave l’envelopper. Prisonnière, elle aussi, de la mémoire de son mari. De son ignorance. Giordano s’étrangla dans ses sécrétions.
— Vous êtes ici, vous… vous ne savez rien. Votre mari ne vous a rien dit sur nos échanges. Pourquoi ? Qu’est-ce qui lui est arrivé ?
— Il a été violemment agressé, il a perdu la mémoire. Et j’ai le sentiment que vous n’y êtes pas pour rien.
Léane eut l’impression de voir, une fraction de seconde, un mouvement à l’extrémité droite de sa bouche, comme l’esquisse d’un sourire. Pourtant elle n’avait pas bougé, les lèvres étaient toujours aussi immobiles. Devenait-elle folle ? Était-ce dû au manque de sommeil ? Giordano donna un coup de menton vers ses chaînes.
— Vous allez m’accuser de son agression aussi, alors qu’il m’a emprisonné ici ?
— Peut-être un complice ? Quelqu’un qui vous recherche ?
— Vous délirez…
— Je veux savoir exactement ce qui s’est passé le jour de votre enlèvement.
— J’ai rien à gagner à vous répondre.
— Vous divorcez en 2010. Pourquoi ? Et pourquoi vous avez changé de boulot ? Qu’est-ce qui a bouleversé votre vie ?
— Bien sûr… Je divorce comme une personne sur trois, je quitte mon job parce que je n’en peux plus de bosser dans le pire service de la police, et vous allez me trouver un lien avec votre fille ! Quoi ? Je n’ai pas le droit de changer de travail ? Quoi que je dise, vous y verrez un lien. Vous allez suivre le chemin de votre taré de mari. Me battre à mort. Allez-y.
Il fit claquer ses chaînes.
— Faites-le !
Léane s’en sentait incapable. Elle se redressa, piétina pour se dégourdir les jambes. Elle ne pouvait pas lui céder du terrain, il fallait reprendre le dessus.
— Je le découvrirai par moi-même, et le temps que ça me prendra, vous le passerez dans ce trou. Et puis, mon mari va la retrouver, sa mémoire, bientôt. Et, ce jour-là, je n’aimerais pas être à votre place.
— Parce que vous aimeriez l’être aujourd’hui ?
— Vous n’avez toujours rien à dire ?
Il ne répondit pas. Elle alla vers le fond de la pièce, balança de la nourriture et une bouteille d’eau sur ses jambes. Elle abandonna les médicaments contre le mur, juste à côté de lui, et lui libéra une main.
— J’avais pris de quoi faire votre toilette, mais le temps manque. Je vous laisse les médicaments. Je reviendrai demain. Ou après-demain. Ou peut-être jamais.
— Non, non ! S’il vous plaît !
Elle s’éloigna. Une voix, dans son dos :
— J’étais flic de terrain… Je bossais auprès des macs et des putes tous les jours…
Elle s’immobilisa.
— Je côtoyais aussi le show-biz, les pointures, parce que c’est lié, tout ça. Drogue, fric, sexe, pas besoin de vous faire un dessin…
Léane se retourna, revint auprès de lui. Il la considéra avec mépris mais continua à parler :
— Qu’est-ce que vous voulez que je vous raconte ? Je dormais dans des hôtels minables avec, dans les pièces voisines, des putes qui se faisaient remettre en place, ou dans des palaces avec une… une tribu d’avocats ou de patrons qui commandaient des filles à trois mille euros la nuit… Parce que c’était mon job d’observer, de m’infiltrer, pour mieux les piéger. Je ne rentrais qu’un jour sur deux chez moi, avec des restes de poudre au fond du nez. Ça, c’est pour le divorce. Ça vous va ?
— Continuez. Pourquoi avoir quitté la police ?
— … Mi-2010, on surveillait depuis des mois un réseau de proxénétisme géré par deux frères en Roumanie, qui… réinvestissaient le fric dans l’immobilier… Douze prostituées tapinaient entre Grenoble et Chambéry. Les frères menaçaient les familles au pays si elles n’obéissaient pas. Deux matrones les surveillaient, les terrorisaient et les battaient… Ces filles logeaient… dans un camp de Roms de la banlieue de Grenoble. Elles pensaient se rendre en France pour un emploi de serveuse ou de femme de ménage, elles sont devenues… des esclaves sexuelles… C’est comme ça que les choses fonctionnent, dans ce genre de réseaux.
Son regard se perdit dans le vague. Il était là-bas, avec elles. Léane restait immobile, droite.
— On est intervenus un soir… Ma femme venait de m’annoncer qu’elle me quittait, autant vous dire que… que j’étais pas bien. Quand… j’ai eu l’une des matrones en face de moi, j’ai… j’ai pété un câble. Je…
Même ses yeux paraissaient lourds quand il les releva vers Léane.
— Ce que votre mari m’a fait… c’est rien à côté de ce que, moi, je lui ai fait. Si un collègue n’était pas intervenu, je… l’aurais tuée. Cherchez sur Internet, « affaire des frères Petrescu », vous verrez que tout ça est vrai. C’était il y a sept ans. Mes chefs ont étouffé la bavure, surtout pour se protéger, eux, mais… j’ai dû quitter la police, me retrouver un job. Alors vous voyez, cette affaire Jeanson, j’étais même plus dans les locaux quand elle a commencé. J’ai rien à voir avec ça.
Léane touchait sans s’en rendre compte, du bout du pouce, la photo de Sarah, et cette phrase à l’encre noire qu’avait notée son mari.
— Vous pourriez me mentir.
Une longue toux ébranla Giordano, avant qu’il ne réponde :
— Je ne mens pas, appelez les flics, vous verrez.
— Pour qu’ils me tombent dessus ? Bien joué. Le Donjon noir, qu’est-ce que c’est ?
— J’en sais strictement rien.
Il avait répliqué du tac au tac.
— Vous bossez dans ces milieux-là, et vous ne connaissez pas ?
— J’ai bossé dans ces milieux-là, c’est du passé. Bordel, est-ce que des coïncidences méritent que je subisse tout ça ? C’était qu’un bonnet trouvé au milieu de nulle part, merde. Un simple bonnet.
Léane n’en pouvait plus.
— Je… suis désolée.
Elle se précipita dans l’escalier, malgré les cris et les supplications, et traversa la cour avec des larmes sur les joues. Qu’avait-elle fait ?