D’où vient la crainte qu’inspire le nom seul de l’Escurial ? Il n’est pas facile de le démêler. Le paysan espagnol est, en réalité, et malgré ses dehors de piété exubérante, des plus superstitieux. Peut-être s’effraye-t-il en songeant que l’énorme bloc de pierre qui domine son horizon n’est pas seulement la résidence superbe des rois espagnols, mais encore leur dernier sépulcre.
C’est en effet dans l’Escorial de Hijo que se trouvent les tombeaux de tous les souverains d’Espagne, les tombeaux des infants et des infantes. C’est là que leurs cendres reposent, protégées des outrages du temps par des granits inattaquables aux siècles.
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Au village de l’Escorial de Abajo, comme dans tous les villages d’Espagne, les maisons de danses sont nombreuses. Ce sont à la fois des cabarets et des salles de bals. Elles ont un caractère particulier et pittoresque, qui n’est pas sans intéresser et intriguer tant soit peu l’étranger qui, toujours, se demande au juste ce que l’on peut faire à l’intérieur de ces masures sordides, mais qui continuellement retentissent du cliquetis des castagnettes, des accords des mandolines ou des guitares.
Le seuil passé, on se trouve dans une salle basse, obscure, car les volets sont perpétuellement clos pour arrêter les rayons du soleil torride. Le sol est fait de terre battue. Pas de meubles. À peine quelques bancs de bois, sur lesquels les consommateurs prennent place, serrés les uns contre les autres, tapant du pied, battant des mains, rythmant d’exclamations gutturales les perpétuelles danses de jolies filles qui ne sont point, ainsi qu’on pourrait le croire, considérées comme des femmes faciles, mais bien plutôt entourées d’un certain respect, à la façon dont on respecte, au Japon, les danseuses de caste noble.
On boit d’inévitables verres d’eau sucrée, parfois du coco, jamais d’alcool. L’Espagnol est sobre, extraordinairement sobre. Il fréquente la maison de danse pour le charme qu’il trouve à contempler les ballerines, pour satisfaire son goût de la musique. Non pour s’enivrer.
À l’Escorial de Abajo, il était de bon ton, parmi les gardes civils, de se réunir chaque soir à cinq heures, lorsque la force du soleil commençait à décroître un peu, dans l’une de ces maisons de danse : la Bonita, qui était plus vaste que ses concurrentes, où l’on arrosait davantage, où la fraîcheur apparaissait exquise, où l’atmosphère toujours mouillée et lourde avait d’éternels relents de parfums et de fleurs.
Ce soir-là, plus que jamais, il y avait foule. Dans un coin, des gardes civils en grand uniforme, le bicorne crânement posé en arrière, le long sabre entre les jambes, applaudissaient à tout rompre une superbe fille qui dansait devant eux, voluptueusement, lentement, la tête renversée en arrière, comme étourdie et grisée elle-même par le balancement de sa valse.
Plus loin, d’humbles Espagnols, n’appartenant point à l’armée se groupaient, eux aussi, applaudissaient, mais cependant n’osaient faire de bruit en présence de messieurs les gardes civils qui, à la Bonita, prétendaient être les maîtres, faire la loi et tout gouverner à leur guise.
— Bravo, bravo ! criait-on.
— La Pepita, tu es une étoile, recommence, recommence !
La ballerine, qui s’était brusquement interrompue, frappant de son haut talon le sol, secouant avec énergie ses castagnettes, tirant de son tambourin une résonance sourde, souriait avec la distinction innée des femmes de là-bas, remerciait d’un sourire ses admirateurs :
— Señores, disait-elle, il en sera fait selon vos désirs, voyez !
Les castagnettes à nouveau emplirent la salle de leur musique criarde, l’Espagnole dansa encore.
Mais, pendant qu’elle interprétait un pas nouveau avec une furia démesurée, alors que ses deux petites mains s’appuyaient à sa taille fine, cependant qu’elle bombait le torse, cambrait la jambe, attaquant en même temps une chanson tour à tour vive et lente, une exclamation dédaigneuse retentit soudain dans le silence de la salle où l’enthousiasme régnait :
— Des pas de mule dansés par une ânesse !
Et tout de suite ce fut le scandale. Les gardes civils s’étaient trouvés debout, fronçant les sourcils, faisant un grand bruit de sabre, prêts à défendre la Pepita, leur idole.
Non moins furieux, les paysans s’étaient levés, eux aussi. Pour la Pepita, elle s’était arrêtée net de danser, ses yeux noirs jetaient des éclairs, elle mordait ses lèvres de ses dents blanches, frissonnante, elle demanda :
— Qui donc a parlé ? qu’il s’avance le capitan qui ne m’applaudit pas !
Et, en vérité, elle était superbe de dépit. Aussi bien, la raillerie qu’on venait de lui adresser était une de ces railleries qu’une danseuse espagnole ne peut pardonner.
Et déjà, frémissante, elle cherchait à sa jarretière la navaja qu’elle y portait, prête à tirer vengeance immédiate de l’affront qu’on lui faisait subir.
— Qu’il avance, le capitan qui me dédaigne !
Dans l’atmosphère lourde du bouge où le tumulte s’éternisait, la voix claire et argentée de la Pepita avait des résonances étranges.
— Paix ! interrompit Alphonse, tenancier de la maison. Si quelqu’un n’est point content, qu’il sorte, c’est dehors que ces choses-là se règlent.
Et les gardes civils, d’un commun accord, demandèrent :
— Où est-il donc, l’insulteur de la Pepita ?
Mais, à ce moment, une stupeur arrêtait net ceux qui se dressaient dans le bouge pour défendre la Pepita. Sur le seuil de la porte, nonchalamment appuyée à la grille de bois, une apparition se tenait, apparition exquise, divine, celle d’une femme tout enveloppée d’un long manteau noir dont on ne voyait guère que le visage, un pur visage d’Espagnole de race, aux lignes fines et fermes encadré d’une merveilleuse chevelure noire dont les reflets soulignaient encore la blancheur du teint.
Et cette femme, cette femme apparue là, cette femme riait.
— Oh la señora, disait-elle enfin, calmez votre courroux, ce n’est point un homme qui vient de parler, c’est une femme, je n’insulte pas la Pepita, je constate simplement qu’elle ne sait pas danser.
Mais c’était en vérité trop d’audace.
L’inconnue n’avait pas achevé de parler que la Pepita, déjà avait bondi vers elle.
Dans sa main sa lame brillait. Ses yeux jetaient des éclairs :
— Par la Madone ! hurlait la danseuse. Fille du diable, je te rentrerai tes propos dans la gorge !
Et un drame se fût peut-être déroulé, car la Pepita était fille à faire comme elle disait et l’inconnue n’avait pas bougé, n’avait pas reculé, insoucieuse, semblait-il, si l’un des gardes civils qui, tout à l’heure s’était fait champion de la Pepita, n’avait arrêté la ballerine par le bras :
— Señorita, disait-il, on ne se bat point de femme à femme et vous ne voudriez point tuer une enfant qui a des yeux aussi beaux que les vôtres.
Tourné vers l’inconnue, le garde civil continuait :
— Señorita, ici, nous aimons la Pepita et nous trouvons qu’elle danse comme dansent les anges de Dieu, mais par la Madone, puisque vous n’êtes point de notre avis, soyez donc la bienvenue parmi nous et dansez à votre tour. Qui traite d’ânesses les oiseaux, qui parle de mules devant l’envolée des fleurs, doit, à coup sûr, mériter nos applaudissements. Señorita, à votre tour, dansez mieux qu’elle et la Pepita sera la première à vous applaudir.
C’était fort bien parlé et la Pepita n’y contredisait pas :
— Dansez, señorita, dit-elle subitement calmée, en jetant aux pieds de l’étrangère son tambourin et ses castagnettes, l’ânesse apprendra peut-être le fandango en vous regardant, qu’à vous entendre, elle ne sait point interpréter.
Or, la femme qui s’appuyait toujours à la barrière de bois de la maison de danse, souriait.