Elle comprenait sans doute ce qu’il y avait d’ironique dans la façon dont on l’invitait à succéder à la Pepita. Elle devinait qu’on s’apprêtait à la siffler pour venger l’insulte qu’elle venait de faire à la danseuse favorite, pourtant elle n’hésita pas.
— Soit, señores, je danserai.
D’un coup de pied elle ouvrit la barrière, entra dans la maison de danse.
— Señor, vous garderez mon manteau. Vous garderez mon manteau, reprenait la nouvelle venue et je vous paierai votre service en vous donnant cette fleur.
Au coin de ses lèvres, elle tenait en effet une superbe fleur rouge qui rehaussait encore la nacre de ses joues. À la volée, elle l’envoya au garde civil qui pâlit soudain.
Puis, l’inconnue s’avança dans le rond de lumière que dessinait la lampe suspendue à la poutre du plafond, brusquement elle apparut sortant de l’ombre, à tous les regards.
À peine était-elle entrée dans le flot de lumière qu’un frisson passait sur l’assistance. L’étrangère était admirablement belle. Elle portait le costume des danseuses professionnelles, la jupe tombant jusqu’aux chevilles, toute garnie de volants de dentelles, semées de clochettes argentines et de grelots. Dans son chignon brillaient deux grands peignes de corail, un collier d’ambre ruisselait sur sa poitrine. Elle était mutine, provocante, troublante :
— Señores, je danse, annonça-t-elle.
Et elle dansa. Sur un rythme populaire en Espagne, un rythme fiévreux et ardent qu’elle indiquait de ses castagnettes et que les joueurs de guitare soulignaient instinctivement d’une basse chantante, elle interprétait follement, rapide par moments, adorablement lascive en d’autres, une valse de fantaisie.
Au sein du bouge empuanti de l’odeur des pipes et des longues cigarettes d’âcre tabac, elle fut quelques instants comme un flocon tourbillonnant de neige, comme un pétale de fleur agité par la brise insensible.
Touchait-elle terre ? On en eût douté. Toute sa personne était grâces et mouvements, elle dansait et mimait à la fois, il y avait dans le jeu de ses bras, dans l’éclair de ses yeux, l’ardeur des déclarations d’amour, la foi des étreintes, l’abandon calme des causeries le soir au clair de lune.
Et puis, brusquement, elle accéléra son pas, secoua plus frénétiquement ses castagnettes palpitantes, à quatre temps sur trois pointes qu’eussent jalousées les plus célèbres danseuses, et elle s’arrêta net.
Et alors, cependant qu’au fond de la salle la Pepita, de rage, déchirait de ses dents aiguisées comme des couteaux un fin mouchoir de dentelle, les bravos éclatèrent, furieux, prodigieux, enthousiastes.
— Bravo, bravo !
On jetait des fleurs, on jetait des éventails, on agitait les chapeaux, jamais de mémoire d’homme on n’avait assisté à pareille danse à l’Escurial de Abajo.
Le garde civil, qui portait le manteau de la ballerine, s’empressait, heureux et fier.
— Qué bonita señorita ! s’écria-t-il.
Mais la danseuse, d’un coup d’œil le remerciait de sa galante exclamation :
— Qué bonito caballero, répondit-elle.
Et il n’était pas moins flatteur pour elle d’être traitée de jolie femme, qu’il n’était agréable pour le garde civil d’être qualifié de superbe cavalier.
Pourtant, de toutes parts, on redemandait une danse.
— Encore, encore, señorita ! Par pitié, dansez toujours !
L’étrangère secouait la tête :
— Merci señores, fit-elle, mais je ne danse plus.
Elle avait repris sa mante, tranquillement elle s’en enveloppait, elle allait partir.
Or, comme l’inconnue se dirigeait vers la porte de la maison de danse, cependant que, galamment tous les assistants, en dignes Espagnols qu’ils étaient, se levaient pour la saluer, n’osant insister pour la faire danser encore, car on ne voudrait pas en Espagne importuner une femme, elle se tourna vers le garde civil à qui elle avait confié quelques instants avant ses vêtements et posa sur son épaule une fine menotte.
— Señor, j’ai deux mots à vous dire, vous plaît-il de m’accompagner ?
Rayonnant, le visage épanoui, le garde civil, naturellement, s’empressait :
— Je suis señorita, votre humble serviteur.
Dehors, car elle sortit immédiatement de la maison de danse, ils rencontrèrent peu de passants, il était près de huit heures du soir, on flânait devant les portes, respirant l’air frais du soir, mais paresseusement, chacun restait chez soi.
— Venez, avait dit l’inconnue.
Et elle avait entraîné le garde civil vers la campagne, dans la direction de l’Escorial de Hijo, ils faisaient quelques pas en silence, puis la ballerine interrogeait :
— Vous vous appelez, señor ?
— Pedro Marcia, je suis votre serviteur.
— Señor, j’ai besoin de vous.
— Señorita, je vous appartiens.
— Vous saurez mon nom, señor, je me nomme la Recuerda.
— Ce sera le nom de celle que j’aime.
Hélas, le garde civil ne se doutait certes pas de la troublante et intrigante personne qu’était la Recuerda, – car c’était bien la Recuerda – qui, pour se venger de Fantômas, se trouvait à l’Escorial de Abajo.
— Señor, reprenait cependant l’extraordinaire et merveilleuse Espagnole, je retiens votre mot. Qui aime, ne compte point avec le danger. Señor, n’êtes-vous pas chargé de garder les tombeaux des rois, n’appartenez-vous pas au service de garde de l’Escorial ?
— Cela est vrai, señorita, mais pourquoi me demandez-vous ces choses ?
— Je suis marquée, dit simplement la danseuse.
Et elle n’avait point besoin, en vérité, d’expliquer davantage au garde civil ce qu’elle entendait par « être marquée ». Il existe, en effet, en Espagne, une superstition commune parmi le peuple, qui veut que certains individus nés dans de certaines conditions, soient désignés par le Ciel pour remplir de hautes destinées à laquelle leur naissance, semble-t-il, ne les appelle pas. On dit que ces heureux privilégiés sont « marqués » et nul ne doute que s’ils accomplissent certains devoirs spéciaux, tout ne leur réussisse dans la vie.
— Vous êtes marquée ? ripostait le garde civil, señorita, rien ne m’étonne de vous, vous devez être et vous serez parmi les plus heureuses, étant déjà parmi les plus belles. Puis-je vous demander la rançon de votre marque ? Puis-je vous aider à accomplir votre devoir ?
— Il se peut… Señor, ma marque dit qu’un jour ou l’autre quelque vaillant soldat m’aimera qui deviendra riche seigneur, cependant que moi-même, heureuse et fière, je mettrai ma main dans sa main et mon cœur dans son cœur. Señor, ma marque doit se réaliser si avant trois jours, – le terme m’est fixé – je puis danser devant le cinquième tombeau du cinquième roi d’Espagne, sous les voûtes mêmes de l’Escorial. Telle est ma marque.
— Telle est votre marque, señorita ?
— Danserai-je devant le cinquième tombeau ? interrogea brusquement la Recuerda.
Le garde civil venait de pâlir.
— C’est votre marque, señorita, et votre marque est peut-être un peu la mienne, puisqu’elle dit qu’un vaillant soldat vous aimera, dit-il enfin, vous danserez, señorita.
Il réfléchit quelques instants, puis lentement :
— Ce soir, à onze heures, par la poterne qui se trouve à l’angle de la quatrième tour.
***
À onze heures précises, Pedro, le garde civil, grâce à la complicité de deux camarades gagnés à sa cause, introduisait la Recuerda dans le Palais de l’Escurial.
— Señorita, souffla-t-il tremblant, refermant sans faire de bruit la poterne qu’il avait entrebâillée pour laisser entrer la jeune femme, je vous en supplie, ne parlez point et prenez garde que nul ne vous entende. Il faut que nous traversions tout le Palais, suivez-moi, je vous guiderai. Par la Madone, j’ai peur, mais je vous conduirai jusqu’au tombeau et vous accomplirez votre destin.
Il guida en effet la Recuerda le long des cours désertes et froides de l’Escurial. Adroitement, il lui fit éviter les patrouilles qui veillaient de toutes parts dans le gigantesque palais :