— Les habits du cocher John ! s’était écrié Mort-Subite.
Depuis quelques instants déjà, l’infortuné Coquard en était pour ses objurgations. Il avait cru un moment qu’il allait décider Delphine Fargeaux à quitter son séjour mystérieux, ce lieu sinistre, mais brusquement, la jeune femme qui s’était laissé entraîner vers l’extrémité du pont, avait rebroussé chemin et semblait en proie à une inexprimable émotion :
— Ce n’est pas possible, avait-elle murmuré. Mais oui, c’est lui !
Et Delphine Fargeaux désignait à Coquard, que la chose intéressait peu, l’élégant personnage qu’elle avait remarqué le fameux soir de la Maison d’Or, l’homme au sourire séduisant : le baron Stolberg. Delphine, le soir du fameux vol de la Maison d’Ors’était quasiment éprise de cet homme. Elle avait rêvé de sa silhouette martiale, de son attitude. Or, voici que par le plus grand des hasards elle le retrouvait sur le pont Caulaincourt, mêlé à la foule interlope qui grouillait, qui menait grand tapage autour de la trouvaille des agents de la Sûreté :
— Monsieur… commença Delphine Fargeaux.
Mais l’attention de ce dernier était captivée par une femme. Delphine Fargeaux la vit, et elle poussa un cri de colère.
Toute la clientèle de la Maison d’Or, décidément, semblait s’être donné rendez-vous ce soir-là sur le pont Caulaincourt. Et d’une voix qui tremblait, Delphine disait, désignant la personne à laquelle désormais s’adressait le baron Stolberg :
— La voleuse, l’Espagnole, la voleuse du restaurant !
Mais Delphine s’était tue. Elle chancela, poussée à droite, à gauche, obligée de reculer. Elle avait perdu de vue Coquard. Autour d’elle ce n’étaient que gens à mauvaise figure, à regards farouches. L’un d’eux, un grand diable qui venait de la bousculer, lui avait soufflé à l’oreille :
— Tâche de taire ta langue toi, et de cavaler d’ici et vivement, sans quoi…
Interdite, Delphine Fargeaux cherchait son interlocuteur, celui-ci avait disparu, mais un autre homme ajoutait :
— Et si jamais tu parles de l’affaire de la Maison d’Or, gare à ta peau.
Cependant, au milieu de la foule, le baron Stolberg – car c’était bien lui – venait d’apercevoir la Recuerda. Il avait entendu les propos tenus par Delphine Fargeaux, et ceux-ci n’avaient pas échappé d’ailleurs aux agents de la Sûreté qui se rapprochèrent de la Recuerda, et peut-être allaient-ils intervenir, quand l’Espagnole comprit ce dont il s’agissait ; elle eut peur, devint pâle. Un bras se passa sous le sien, un bras qui l’attirait. La Recuerda tout d’abord, résista, mais elle reconnut le baron Stolberg :
— Je vous emmène, fit-il à voix basse, vous n’avez pas un instant à perdre si vous ne voulez pas être arrêtée, venez.
— Mais qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?
— Je veux votre bien, répondit le baron, qui ajouta : qui je suis ? regardez :
Et en même temps, l’homme du monde faisait miroiter sous les yeux de l’Espagnole la bague qu’il portait à l’auriculaire : c’était l’anneau qu’elle avait passé au doigt de ce personnage, à la Maison d’Or.
Interdite, troublée par les extraordinaires événements qui se succédaient sans qu’elle y comprît grand-chose, la Recuerda se laissa entraîner par le baron Stolberg. Tous deux firent quelques pas à pied, rapidement, puis, à un signe de son compagnon, une automobile de grand luxe surgit devant eux, le baron y fit monter la Recuerda.
— Où sommes-nous ? demanda l’Espagnole de sa voix redevenue calme.
La Recuerda s’était laissé conduire, et l’automobile avait roulé longtemps, puis s’était arrêtée dans une rue, ou pour mieux dire un boulevard fort large, mais très désert. Elle avait suivi son mystérieux ravisseur sous une voûte sombre, monté avec lui un escalier, et elle se trouvait à présent dans un petit salon tout garni d’épaisses tentures, meublé avec confort et goût.
Depuis le départ, le compagnon de la Recuerda n’avait pas prononcé une parole. L’Espagnole reprit, avec une nuance d’impatience :
— Où sommes-nous ? Je veux savoir.
Enfin, le baron Stolberg, se rapprochant d’elle et la fixant d’un air singulier, déclara :
— Vous êtes ici chez moi, dans mon appartement, à l’entresol. J’habite boulevard Malesherbes. Cette pièce est délicieuse, car on y est tranquille. Tout y est calfeutré de tous côtés. Il est impossible que le moindre bruit puisse être entendu de l’extérieur.
Que signifiaient ces étranges paroles ? Pourquoi cet homme insistait-il sur les qualités particulières de son appartement ? Soudain, elle tressaillit. Elle venait de regarder la main gauche de son hôte, et il lui semblait que celle-ci était tachée de sang.
— Vous êtes blessé ?
Le baron Stolberg, instinctivement, dissimulait son bras sous l’un des pans de son habit.
— Ce n’est rien, fit-il, ou peu de chose, c’est tout à l’heure évidemment.
La Recuerda, déjà, avait rapproché la blessure de cet homme des taches de sang que l’on avait remarquées quelques instants auparavant sur le pardessus jaune du cocher John.
Qu’était-il devenu celui-là ? Comment se faisait-il qu’on ne l’avait point retrouvé dans le cimetière ?
Plus elle réfléchissait, plus la Recuerda sentait grandir ses appréhensions. Elle se rendait compte que, depuis quelques jours, depuis quelques heures surtout, elle se débattait au milieu de choses incompréhensibles. Son interlocuteur, qui demeurait immobile devant elle, soudain l’interpella en souriant :
— Oh, oh, fit-il, d’une voix aimable, je ne m’attendais certes pas à un aussi gracieux spectacle. Continuez, je vous prie.
La Recuerda devint furieuse, et elle se rendait compte de ce qui lui valait ce compliment. La jeune femme, oubliant sans doute qu’elle n’était pas seule, venait de relever sa jupe et découvrait une jambe délicate, nerveuse, bien faite, moulée dans un élégant bas noir. Elle rougit, puis se redressant soudain, elle répliqua, alors que son interlocuteur lui demandait :
— Que faites-vous donc ? que cherchez-vous ?
— Ce que je cherche ? déclara fièrement l’Espagnole, ma navaja.
Et, de sa jarretelle, la Recuerda détacha le long couteau à la lame fine, à l’acier bruni, à la pointe acérée. Son interlocuteur souriait toujours :
— Charmant spectacle, déclara-t-il, qui commençait très bien et qui finit fort mal. Vous avez une bien jolie jambe, et un fort vilain couteau. Que comptez-vous donc faire de ce dernier ?
Les yeux de la Recuerda brillèrent de colère :
— Ce que je compte faire ? répliqua-t-elle, me défendre au besoin, attaquer s’il le faut. D’ailleurs, il est temps que cela finisse. Je vous ai suivi avec confiance, vous m’avez tirée d’un mauvais pas, mais il importe maintenant que vous me fassiez connaître vos intentions et que je sache à qui j’ai affaire. Quel est votre nom ?
— Voilà qui est parlé, déclara le baron Stolberg, à qui l’attitude de l’Espagnole ne déplaisait certes pas. J’aime, poursuivit-il, les femmes courageuses comme vous, et j’imagine cependant que lorsque vous saurez mon nom vous regretterez peut-être de me l’avoir demandé.
— Je n’ai jamais eu peur, déclara la Recuerda. Vous pouvez vous nommer. Je ne broncherai pas.
Le baron murmura toujours souriant, et regardant fixement la Recuerda :
— Bien, très bien, parfait.
Et, changeant brusquement d’attitude, il recula d’un pas, d’un geste large, il dépouilla son visage de sa barbe, de sa chevelure. Dès lors, apparut un homme à la silhouette superbe et terrifiante, un être aux traits énergiques, au regard perçant, aux lèvres volontaires. La Recuerda s’était reculée, c’était là une silhouette qu’elle avait déjà eu l’occasion de voir, de contempler, d’admirer même, dans les circonstances les plus diverses, les plus tragiques. Tout dernièrement encore, à l’Escurial, n’avait-elle pas failli tuer Fantômas qui n’avait été sauvé de son arme que grâce à l’intervention de Jérôme Fandor ? L’Espagnole s’écria :