Выбрать главу

***

Une foule assez nombreuse arrivait.

C’étaient des personnages officiels, puis quelques femmes vêtues de noir qui défilaient silencieusement devant la chapelle ardente installée à l’entrée de l’hôtel. Les femmes se signaient en passant, les hommes s’inclinaient. On se rendit ensuite dans une vaste pièce du rez-de-chaussée où l’infant et quelques personnes de son entourage reçurent les condoléances.

Jamais on n’aurait cru qu’il s’agissait des obsèques d’une princesse de sang royal. Il devait y avoir là-dessous quelque mystère, mais nul ne paraissait autrement surpris de la chose.

Dégueulasse et Fumier, les deux croque-morts, commençaient à s’ennuyer ferme dans le jardin dont l’ordonnateur leur avait recommandé de ne point sortir, cela parce que leur réputation d’ivrognes était établie et qu’il était avéré que dès qu’ils avaient une minute de liberté, ils se rendaient pour boire au cabaret le plus proche.

Ils étaient là depuis trois quarts d’heure environ lorsqu’ils entendirent un léger coup de sifflet.

— C’est pour nous, fit Dégueulasse, on va se débiner.

— C’est égal, quelle trotte à faire de c’t’endroit jusqu’au cimetière Montmartre. Si seulement…

— Si seulement, poursuivit Fumier, on pouvait dire au collignon [1] de cavaler un peu, ça ferait gagner du temps.

Les deux hommes, rajustant leurs habits, assujettissant leur chapeau de cuir sur leur tête, se rapprochèrent de la chapelle ardente.

— Mâtin, murmura Dégueulasse, c’est tout de même de la belle clientèle.

Le maître des cérémonies qui officiait ce jour-là, n’était autre que le patron lui-même, le marquis Ange de Villars.

Stimulés par la présence du grand chef, les deux croque-morts allèrent se joindre à deux autres qui venaient d’arriver, puis, à un signal donné, ils se rapprochèrent de la bière, l’enlevèrent et la portèrent jusqu’au corbillard.

Quelques instants plus tard, le cortège se mettait en marche lentement, majestueusement, cependant que le corbillard surchargé de couronnes, de superbes gerbes de fleurs, répandait autour de lui une exquise atmosphère du parfums et de jeunesse.

3 – LES APACHES S’AMUSENT

— Allez, cavale, Œil-de-Bœuf, monte mon vieux. Non, des fois, tu vas pas te fiche par terre ! M’sieu le conducteur, combien que vous nous ferez payer les places ? Y’a une réduction, pas vrai, quand on est plusieurs ?

Derrière le grand voyou, mince et blême qui, le premier, avait réussi à sauter sur la plate-forme du tramway Auteuil-Saint-Sulpice, une bande d’autres gaillards aux allures louches, se pressait.

— Complet à l’intérieur. À l’impériale, à volonté.

— Le 66, le 67…

— Avance donc, eh poireau !

Ils étaient bien sept ou huit, tous un peu mûrs, ayant vidé force chopes et liché quantité de petits verres. Ils montaient en se bousculant, narguant le conducteur, poussant des cris d’oiseaux et avaient bien plutôt l’air de prendre d’assaut la voiture publique que de vouloir rentrer paisiblement chez eux.

Aussi bien, il était tard, près de dix heures, et le quartier de Grenelle était retombé au silence, au sommeil. À peine de loin en loin, voyait-on dans la nuit les vitrines flamboyantes des assommoirs où les rôdeurs continuaient à faire ripaille.

Le conducteur commençait à s’énerver :

— Allons, c’est-il que vous montez ou que vous ne montez pas ?

La demande s’adressait à deux femmes qui demeuraient sur le pavé, à se disputer.

— Hisse ! cria l’une.

— On monte, on monte ! répéta l’autre.

Elles s’engageaient en effet dans le petit escalier de l’impériale, continuant à échanger des propos aigres-doux et paraissant de moins en moins d’accord. L’une était une superbe fille à la chevelure noire abondante, au teint mat, à l’allure espagnole, qui répondait au nom de la Recuerda ; elle était célèbre parmi les apaches de Ménilmontant. L’autre, plus timide, souriante, vêtue à la façon d’une petite bonne en rupture de place s’appelait Adèle.

— Avance, avance ! hurlait la boniche, poussant devant elle sa compagne, on réglera ça plus tard ma fille, c’est pas encore toi qui me montera le coup !

La Recuerda se retourna :

— On réglera ça quand tu voudras, tout de suite, aujourd’hui ou demain, tu entends ?

— J’entends.

Elles débouchaient sur l’impériale, et leur apparition fut saluée d’exclamations joyeuses :

— Tiens, v’là les gonzesses qu’avaient perdu leurs hommes.

Œil-de-Bœuf, le terrible apache qui tant de fois avait défrayé la chronique criminelle, envoya une lourde taloche sur l’épaule de Mort-Subite, son vieux copain depuis longtemps revenu de la Nouvelle [2].

— Non mais, zieute-les, crois-tu qu’elles vont se bouffer les puces sur le dos ?

Sur l’impériale d’ailleurs, ils ne s’étaient assis ni les uns ni les autres. Bébé, mis en gaieté par un certain raspail [3] consommé au dernier cabaret, jouait a saute-mouton, par-dessus la banquette transversale pour le plus grand plaisir d’une grosse fille, qui le regardait en louchant, et que de temps à autre, il interpellait familièrement :

— Dis voir, Choléra, crois-tu qu’on est bon, hein ? moi quand je prendrai ma retraite, je me ferai engager tomme clown dans un cirque.

Plus loin, se tenait Bec-de-Gaz. Bec-de-Gaz n’était point devenu plus loquace qu’à son ordinaire, il était comme toujours maigre et efflanqué, épouvantablement sale, et debout sur la banquette, serrant le dossier entre les jambes pour garder son équilibre, il s’amusait à interviewer le cocher tout en crachant par-dessus sa tête sur la croupe des chevaux, par manière de plaisanterie.

— Et alors ? demandait-il, c’est dans combien de temps que vous devenez conducteur d’autobus et que le canard se transformera ?

Le « canard », cependant, (de temps immémorial, l’omnibus d’Auteuil-Saint-Sulpice est surnommé le « canard » en raison de sa marche extra lente et des secousses que lui ménage une voie perpétuellement défoncée) s’en allait au petit trot. On était sorti des rues de Grenelle, ou arrivait à hauteur du long boulevard que domine la voie du métro, majestueuse, surmontant les arcades de pierre.

Sur l’impériale, le chahut continuait. On s’était groupé autour d’Adèle et de la Recuerda, on les excitait :

— Vas-y Adèle, montres-y que t’as pas les foies.

— Eh, ne te laisse pas faire, la Recuerda ! Qu’est-ce qu’il dirait ton homme si y savait que t’as eu le taff [4] devant une boniche ?

Les deux femmes s’étaient prises de querelle une heure auparavant, dans un assommoir. Ce n’était pas sérieux. Adèle avait accusé la Recuerda d’avoir fait de l’œil à Bébé, dont elle convoitait la protection. Ce n’était pas sérieux. La Recuerda – on le savait bien dans la bande – vivait seule, à sa guise, sans amant, sans protecteur. N’importe. La querelle était drôle et les hommes espéraient un crêpage de chignon.

La Choléra d’ailleurs, teigne comme pas une, excitait avec ardeur ses deux compagnes :

— Moi, disait-elle tout haut, j’serais la Recuerda, que ça ne serait pas long. J’y rentrerais dedans, à la môme.

Mort-Subite cependant, avait inventé une distraction subtile. Assis sur le plancher de l’impériale, il laissait pendre ses jambes dans le vide et tapait de légers coups de talon sur les vitres de l’intérieur.

— Mince de peu, criait-il de temps en temps, qu’est-ce qu’ils doivent dire les types du premier étage ! Sûr qu’ils admirent mes godillots, et que si y a des dames, elles reluquent mes mollets.

Et puis le chahut continuait :

— Vas-y, Adèle.

— Vas-y, la Recuerda.

Il n’était pas besoin d’encourager les adversaires. Tandis qu’Adèle, les poings sur les hanches, lâchait tout un vocabulaire ordurier à l’adresse de la Recuerda, ce qui étonnait de la part d’une fille qui, au premier abord, eût parut douce et timide, la Recuerda, elle, la tête rejetée en arrière, la poitrine palpitante, murmurait d’une voix indéfinissablement railleuse :