Выбрать главу

Mais quel piège, hélas! j'ai tendu au jugement de nos critiques en appelant ma comédie du vain nom de Folle journée. Mon objet était bien de lui ôter quelque importance; mais je ne savais pas encore à quel point un changement d'annoncé peut égarer tous les esprits.

En lui laissant son véritable titre, on eût lu L' Époux suborneur. C'était pour eux une autre piste, on me courait différemment. Mais ce nom de Folle journée les a mis à cent lieues de moi: ils n'ont plus rien vu dans l'ouvrage que ce qui n'y sera jamais; et Cette remarque un peu sévère sur la facilité de prendre le change a plus d'étendue qu'on ne croit. Au lieu du nom de George Dandin, si Molière eût appelé son drame La Sottise des alliances, il eût porté bien plus de fruit; si Renard eût nommé son Légataire, La Punition du célibat, la pièce nous eût fait frémir. Ce à quoi il ne songea pas, je l'ai fait avec réflexion. Mais qu'on ferait un beau chapitre sur tous les jugements des hommes et la morale du théâtre, et qu'on pourrait intituler: De l'influence de l'affiche! Quoi qu'il en soit, La Folle Journée resta cinq ans au portefeuille; les Comédiens ont su que je l'avais, ils me l'ont enfin arrachée, S'ils ont bien ou mal fait pour eux, c'est ce qu'on a pu voir depuis. Soit que la difficulté de la rendre excitât leur émulation, soit qu'ils sentissent avec le public que pour lui plaire en comédie il fallait de nouveaux efforts, jamais pièce aussi difficile n'a été jouée avec autant d'ensemble, et si l'auteur (comme on le dit) est resté au-dessous de lui-même, il n'y a pas un seul acteur dont cet ouvrage n'ait établi, augmenté ou confirmé la réputation. Mais revenons à sa lecture, à l'adoption des Comédiens.

Sur l'éloge outré qu'ils en firent, toutes les sociétés voulurent le connaître, et dès lors il fallut me faire des querelles de toute espèce ou céder aux instances universelles. Dés lors aussi les grands ennemis de l'auteur ne manquèrent pas de répandre à la Cour qu'il blessait dans cet ouvrage, d'ailleurs un tissu de bêtises, la religion, le gouvernement, tous les états de la société, les bonnes moeurs, et qu'enfin la vertu y était opprimée et le vice triomphant, comme de raison, ajoutait-on. Si les graves messieurs qui l'ont tant répété me font l'honneur de lire cette préface, ils y verront au moins que j'ai cité bien juste; et la bourgeoise indigné que je mets à mes citations n'en fera que mieux ressortir la noble infidélité des leurs. Ainsi, dans Le Barbier de Séville, je n'avais qu'ébranlé l'État: dans ce nouvel essai plus infâme et plus séditieux, je le renversais de fond en comble. Il n'y avait plus rien de sacré, si l'on permettait cet ouvrage. On abusait l'autorité par les plus insidieux rapports; on cavalait auprès des corps puissants; on alarmait les dames timorées; on me faisait des ennemis sur le prie-Dieu des oratoires: et moi, selon les hommes et les lieux, je repoussais la basse intrigue par mon excessive patiente, par la roideur de mon respect, l'obstination de ma docilité; par la raison, quand on voulait l'entendre.

Ce combat a duré quatre ans. Ajoutez-les aux cinq du portefeuille: que reste-t-il des allusions qu'on s'efforce à voir dans l'ouvrage? Hélas! quand il fut composé, tout ce qui fleurit aujourd'hui n'avait même pas encore germé: c'était tout un autre univers.

Pendant ces quatre ans de débat, je ne demandais qu'un censeur; on m'en accorda cinq ou six. Que virent-ils dans l'ouvrage, objet d'un tel déchaînement? La plus badine des intrigues. Un grand seigneur espagnol, amoureux d'une jeune fille qu'il veut séduire, et les efforts que cette fiancée, celui qu'elle doit épouser, et la femme du seigneur réunissent pour faire échouer dans son dessein un maître absolu, que son rang, sa fortune et sa prodigalité rendent tout-puissant pour l'accomplir. Voilà tout, rien de plus. La pièce est sous vos yeux.

D'où naissaient donc ces cris perçants? De ce qu'au lieu de poursuivre un seul caractère vicieux, comme le joueur, l'ambitieux, l'avare, ou l'hypocrite, ce qui ne lui eût mis sur les bras qu'une seule classe d'ennemis, l'auteur a profité d'une composition légère, ou plutôt a formé son plan de façon à y faire entrer la critique d'une foule d'abus qui désolent la société. Mais comme ce n'est pas là ce qui gâte un ouvrage aux yeux du censeur éclairé, tous, en l'approuvant, l'ont réclamé pour le théâtre. Il a donc fallu l'y souffrir: alors les grands du monde ont vu jouer avec scandale Cette pièce ou l'on peint un insolent valet disputant sans pudeur son épouse à son maître M. GUDIN.

Oh! que j'ai de regret de n'avoir pas fait de ce sujet moral une tragédie bien sanguinaire! Mettant un poignard à la main de l'époux outragé, que je n'aurais pas nommé Figaro, dans sa jalouse fureur je lui aurais fait noblement poignarder le Puissant vicieux; et comme il aurait vengé son honneur dans des vers carrés, bien ronflants, et que mon jaloux, tout au moins général d'armée, aurait eu pour rival quelque tyran bien horrible et régnant au plus mal sur un peuple désolé, tout cela, très loin de nos moeurs, n'aurait, je crois, blessé personne, on eût crié bravo. L'ouvrage bien moral. Nous étions sauvés, moi et mon Figaro sauvage. Mais ne voulant qu'amuser nos Français et non faire ruisseler les larmes de leurs épouses, de mon coupable amant j'ai fait un jeune seigneur de ce temps-là, prodigue, assez datant, même un peu libertin, à peu près comme les autres seigneurs de ce temps-là. Mais qu'oserait-on dire au théâtre d'un seigneur, sans les offenser tous, sinon de lui reprocher son trop de galanterie? N'est-ce pas là le défaut le moins contesté par eux-mêmes? J'en vois beaucoup, d'ici, rougir modestement (et c'est un noble effort) en convenant que j'ai raison.

Voulant donc faire le mien coupable, j'ai eu le respect généreux de ne lui prêter aucun des vices du peuple.

Direz-vous qui je ne le pouvais pas, que c'eût été blesser toutes les vraisemblances? Concluez donc en faveur de ma pièce, puisque enfin je ne l'ai pas fait.

Le défaut même dont je l'accuse n'aurait produit aucun mouvement comique, si je ne lui avais gaiement opposé l'homme le plus dégourdi de sa nation, le véritable Figaro, qui, tout en défendant Suzanne, sa propriété, se moque des projets de son maître, et s'indigne très plaisamment qu'il ose jouter de ruse avec lui, maître passé dans ce genre d'escrime.

Ainsi, d'une lutte assez vive entre l'abus de la puissance, l'oubli des principes, la prodigalité, l'occasion, tout ce que la séduction a de plus entraînant, et le feu, l'esprit, les ressources que l'infériorité piquée au jeu peut opposer à cette attaque, il naît dans ma pièce un jeu plaisant d'intrigue, où l'époux suborneur, contrarié, lassé, harassé, toujours arrêté dans ses vues, est obligé, trois fois dans cette journée, de tomber aux pieds de sa femme, qui, bonne, indulgente et sensible, finit par lui pardonner: c'est ce qu'elles font toujours. Qu'a donc cette mordité de blâmable, messieurs?

La trouvez-vous un peu badine pour le ton grave que je prends? Accueillez-en une plus sévère qui blesse vos yeux dans l'ouvrage, quoique vous ne l'y cherchiez pas: c'est qu'un seigneur assez vicieux pour vouloir prostituer à ses caprices tout ce qui lui.est subordonné, pour se jouer, dans ses domaines, de la pudicité de toutes ses jeunes vassales, doit finir, comme celui-ci, par être la risée de ses valets. Et c'est ce que l'auteur a très fortement prononcé, lorsqu'en fureur, au cinquième acte, Almaviva, croyant confondre une femme infidèle, montre à son jardinier un cabinet, en lui criant: Entres-y, toi, Antonio; conduis devant son juge l'infâme qui m'a déshonoré; et que celui-ci lui répond: Il y a, parguenne, une bonne Providence! Vous en avez tant fait dans le pays, qu'il faut bien aussi qu'à votre tour… Cette profonde moralité se fait sentir dans tout l'ouvrage; et s'il convenait à l'auteur de démontrer aux adversaires qu'à travers sa forte leçon il a porté la considération pour la dignité du coupable plus loin qu'on ne devait l'attendre de la fermeté de son pinceau, je leur ferais remarquer que, croisé dans tous ses projets, le comte Almaviva se voit toujours humilié, sans être jamais avili.